Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 53.djvu/315

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tenace ! Car, disons-le franchement, ce n’est qu’avec l’accord de l’Autriche, et surtout de l’Angleterre, que la France parviendra à créer en Orient des choses sérieuses et durables ; avec l’aide de la Russie, elle n’y établira jamais que des constructions éphémères, pompeuses, il est vrai, pour un moment, mais qui n’auront aucun fondement solide, et finiront tôt ou tard par s’écrouler et aplanir seulement la voie à la conquête moscovite. Il est vrai que le concours de l’Angleterre est difficile à obtenir, ici comme partout ailleurs, et que pour y arriver la politique française aura à s’imposer une patience, un sang-froid, une indulgence à toute épreuve pour certaines idiosyncrasies. « Nous vivons dans des temps épais (the fatness of these times), disait Hamlet, où il faut demander pardon de sa vertu, où il faut se tordre et se morfondre pour obtenir la permission de faire quelque bien. » Et ces paroles du prince du Danemark, elles sont surtout applicables à l’épaisse Angleterre de nos jours… Hélas ! ce n’est cependant qu’à cette seule condition que la France peut faire quelque bien réel en Orient. Et puis, s’il était si facile de faire le bien, où en serait le mérite ?

Une courte réflexion se place encore ici. Ces petites connivences avec la Russie, elles pouvaient être sans danger, elles pouvaient être même de quelque profit pour la France, tant que celle-ci conservait la haute position que lui a value la guerre de Crimée, le prestige dont l’entourait l’œuvre libératrice au-delà des Alpes, tant qu’elle se montrait, en un mot, aussi désintéressée que forte, et ne donnait prise à aucune accusation de politique égoïste et envahissante. Que serait-ce cependant si la France venait à avoir un moment de faiblesse, si elle cédait à une tentation et mettait ainsi contre elle l’Europe en défiance ? L’amitié du cabinet de Saint-Pétersbourg ne deviendrait-elle pas alors plus exigeante et onéreuse, et n’imposerait-elle pas des sacrifices qu’on n’aurait certes point accordés, si la liberté d’action fût restée complète ?… La réponse à cette question est d’autant plus aisée à faire qu’elle se trouve bien clairement indiquée dans les événemens qui suivirent la paix de Villafranca. La France laissa un jour, à une certaine occasion, soupçonner le désintéressement de sa politique, et il est curieux d’observer l’avantage immense que la Russie a su immédiatement retirer d’une pareille situation.

On devine que nous voulons parler de l’annexion de la Savoie. Il n’est pas douteux que l’annexion se serait faite logiquement et d’elle-même en quelque sorte, pour peu qu’on eût eu de la patience et de la modération. Telle qu’elle s’est accomplie, avec les réticences à la fois et les brusqueries dont on a peut-être encore gardé le souvenir, elle ne put qu’ébranler profondément les relations du cabinet