Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 53.djvu/316

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

des Tuileries avec les gouvernemens européens. La France ne combattait donc pas pour une idée seule ! Cette idée pouvait finir par s’appeler du nom de deux ou trois départemens des Alpes ! Tel fut le cri de tous ses ennemis, et il ne trouva que trop facilement de l’écho parmi les jaloux, plus nombreux encore que les ennemis. Sans doute un conflit immédiat n’était pas à craindre malgré les diatribes violentes de lord Palmerston : « à moins d’être une sangsue, disait le Times, qui donc verserait du sang pour ce pot de lait cassé ? » Mais quant au fiel, il coula bientôt à pleins bords. La France a eu beau vouloir apaiser la Grande-Bretagne, la flatter dans ses intérêts protestans par une manifestation célèbre contre le pouvoir temporel du pape, et dans ses intérêts matériels par un traité de commerce : l’Angleterre n’en garda pas moins sa rancune profonde, et bientôt lord Russell vint faire au parlement la funeste déclaration que son pays « ne devait pas se séparer du reste des nations de l’Europe, qu’il devait être toujours prêt à agir avec les divers états, s’il voulait ne pas redouter aujourd’hui telle annexion, et demain entendre parler dételle autre. » Ce fut là l’oraison funèbre de l’alliance anglo-française, telle qu’on l’avait connue pendant la guerre de Crimée, l’annonce solennelle d’une rupture, qui ensuite a pesé si douloureusement sur les destinées de l’Europe…

La Russie ne protesta pas contre l’annexion de la Savoie, elle déclara même n’y voir qu’une « transaction régulière, » mais elle profita du moment pour faire sa rentrée éclatante dans la politique européenne et pour remettre sur le tapis la question… de l’empire ottoman ! Le 4 mai 1860, le prince Gortchakov convoquait chez lui les ambassadeurs des grandes puissances afin d’examiner avec eux la situation « douloureuse et précaire » des chrétiens de la Bosnie, de l’Herzégovine et de la Bulgarie, et bientôt une circulaire du vice-chancelier (20 mai) insista pour la réunion d’une conférence afin de remanier les stipulations établies par le traité de Paris. « Le temps des illusions est passé, s’écriait dans cette circulaire le prince Gortchakov ; toute hésitation : , tout ajournement amèneraient de graves inconvéniens, » et il s’emparait même de l’affranchissement récent de l’Italie comme d’un argument pour l’indépendance future des populations qui éveillaient toute sa sollicitude : « Les événemens accomplis à l’occident de l’Europe ont retenti dans tout l’orient comme un encouragement et comme une espérance !… » Qu’on veuille bien méditer toute la gravité aussi bien que toute la hardiesse de cette démarche du cabinet de Saint-Pétersbourg. Ainsi, quatre ans à peine après la guerre de Crimée, la Russie revenait de nouveau parler au monde du « malade », et pour le faire elle ne s’abritait plus, comme dans les conférences et commissions de