Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 53.djvu/324

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prolongées[1]. » Ainsi cet homme d’état se trouvait déjà mal à l’aise à la vue d’un rapprochement fortuit entre la Russie et l’Angleterre : combien donc plus grand devait être le malaise de l’Europe devant des habitudes d’intimité beaucoup trop prolongées entre cette Russie, toujours la même, et une France devenue belliqueuse et entreprenante, entre les deux plus grandes puissances du continent, ayant toutes deux évidemment des aspirations très vastes, gouvernées toutes deux par des volontés souveraines qui n’avaient aucun contrôle à subir, qui disposaient des plus fortes armées, et tout cela dans une époque si agitée par des idées de démocratie et de nationalité, alors que, comme le disait lord Palmerston dans le parlement, avec son humour parfois trop cavalière, « la situation semblait grosse au moins d’une demi-douzaine de guerres respectables… » Il y a déjà un demi-siècle que le nonchalant et frivole Gentz écrivait : « Une alliance franco-russe serait la combinaison la plus dangereuse et la plus menaçante pour l’Europe. Si jamais cette comète de Tilsitt apparaissait pour la seconde fois à l’horizon, le monde périrait dans les flammes[2]. »

Au commencement de cette année 1862 se passait un petit fait que peu de personnes remarquèrent, qui semblait plutôt appartenir à l’histoire de l’architecture sacrée qu’au mouvement de la politique profane, mais qui n’en fit pas moins réfléchir quelques esprits méditatifs, ou, si l’on veut, superstitieux. Un protocole signé à Constantinople apprenait au monde chrétien que les deux empereurs de France et de Russie venaient de s’entendre pour reconstruire à frais communs la coupole du Saint-Sépulcre à Jérusalem. Le pape, appuyé par l’Autriche, avait offert de prendre exclusivement à sa charge les réparations de la coupole ; mais la demande de Rome, venue trop tard, avait été écartée… Certes la question des saints-lieux peut paraître peu sérieuse à plus d’un homme grave et exempt de préjugés : c’est d’elle néanmoins que sortit la guerre de Crimée, c’est elle qui renferme dans une forme plastique, oserons-nous dire, la grande lutte civilisatrice entre l’Occident latin et l’Orient byzantin. Or, que ces lieux saints même eussent été choisis pour une œuvre commune à la France et à la Russie, cela ne révélait-il pas toute une situation ? Cette coupole ne semblait-elle pas être le couronnement symbolique d’un édifice encore voilé ?… Il faut se hâter de quitter ces régions trop mystiques pour rentrer dans les réalités officielles. Vers la fin de la même année (11 décembre 1862), l’empereur des Français, recevant en audience publique le nouvel ambassadeur

  1. Voyez Mémoires pour servir à l’histoire de mon temps, par M. Guizot, tome VI, chapitre XXV.
  2. Gentz, Briefwechsel mit Müller.