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avec l’amiral ; ils étaient rassemblés dans la galerie du vaisseau. Quand j’entrai, je fus frappé de l’animation de tous les visages. La grand’chambre du Soleil-Royal la veille de la bataille de La Hougue et celle de l’Eléphant la veille du combat de Copenhague avaient dû offrir quelque chose de cet aspect. L’amiral Lalande me prit à part, et me serrant le bras : « Mon enfant, me dit-il, tu arrives à l’enclouure ! » Il venait d’apprendre la bataille de Nézib, et les Russes lui trottaient de plus belle dans la tête.

L’amiral Lalande ne recherchait pas les supériorités bruyantes et dominatrices. Il aimait les gens simples, et les faisait supérieurs par son contact et par sa confiance. Cette fois cependant il avait choisi pour capitaine de pavillon un officier dont la renommée était digne de la sienne ; le capitaine Bruat commandait l’Iéna. L’amiral Lalande, l’amiral Bruat, ce sont les deux hommes sous lesquels j’ai appris mon métier, ce sont eux qui ont fait ma carrière. Le souvenir de leurs bontés, pas plus que celui de leurs traits, ne saurait s’effacer de ma mémoire. Je les vois encore tous deux. L’un, avec sa figure fine, son regard perçant et câlin à la fois, son nez légèrement busqué, son front haut et découvert, aurait eu la physionomie d’un aigle, si dans cette physionomie vive et spirituelle on eût pu saisir le moindre éclair de fierté impérieuse. L’autre, avec sa tête carrée, ses sourcils épais, sa constitution de fer, ses yeux brillans et railleurs, aurait pu poser pour la statue de l’intrépidité. Tout en lui défiait le danger et dénotait la force. L’amiral avait toujours été d’une santé débile ; son capitaine de pavillon commençait à peine à sentir qu’il avait abusé de la sienne. Le premier s’était voué de bonne heure à l’étude, le second avait tout appris sans rien étudier. Il eût été difficile de concevoir un obstacle qui arrêtât l’un ou l’autre de ces deux hommes. Cependant ils ne l’eussent pas abordé de la même façon : l’un eût envisagé la difficulté de sang-froid ; l’autre, avec cette impétuosité qui se trahissait dans tous ses mouvemens, se serait probablement rué dessus. Ces deux grands caractères avaient dans les idées et dans la vie morale plus d’un point d’affinité. Ils avaient aussi leurs points de divergence. Ce qu’ils avaient de commun, c’était avant tout une bonté sympathique qui, en fait de discipline, les rattachait à la même école. Ils se ressemblaient aussi par cette confiance opiniâtre, habituée à espérer contre toute espérance. Je les ai vus tous deux rêver de longs jours, former de lointains projets, quand déjà la main de la mort était étendue sur eux ; mais si l’audace de leur courage était la même, celle de leur esprit était loin d’atteindre aux mêmes limites. L’amiral Lalande était ferme et hardi dans toutes ses opinions, raisonneur à l’excès, n’admettant que ce qu’il s’était prouvé, indépendant en matière religieuse