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comme en matière politique. Le scepticisme du commandant Bruat n’était qu’à la surface. Au fond, il était tendre et avide de croyance ; il avait le cœur naïf d’un soldat. L’amiral Lalande avait reçu en partage l’âme inébranlable d’un libre penseur[1].

La première idée de l’amiral quand il avait été informé des deux grands événemens qui se prêtaient une mutuelle importance, — la bataille de Nézib et la mort du sultan Mahmoud, — avait été de se concerter avec ses alliés. L’escadre anglaise, sous les ordres de l’amiral Stopford, devait être à cette heure sur les côtés de Syrie. Le 12 juillet 1839, l’amiral Lalande me remit les instructions suivantes :


« Le capitaine Jurien, commandant la Comète, mettra sous voiles aussitôt que cela lui sera possible, et se dirigera sur les côtes de Syrie et d’Égypte à la recherche de M. l’amiral Stopford, auquel il remettra la dépêche ci-jointe. Il en attendra la réponse et viendra me joindre immédiatement à Besika. M. Jurien prendra d’abord langue à Rhodes, où il recevra probablement quelques indications sur la direction des escadres anglaise et turque, qui doivent être réunies. Il notera soigneusement tout ce qu’il apprendra des mouvemens de ces escadres et des intentions de leurs chefs. »


Le 15 juillet, je mouillai à Rhodes, mais je ne trouvai sur cette rade ni les Anglais ni les Turcs. L’escadre ottomane, ayant passé dans le sud de l’île de Rhodes, avait détaché vers ce port une corvette pour aviser le pacha de ses intentions. On la croyait mouillée à Fenica, sur la côte de Caramanie, entre Castel-Rosso et le cap Chelidonia. Je ne pus rien savoir des motifs qui l’avaient empêchée de s’arrêter devant Rhodes, comme le capitan-pacha l’avait promis à l’amiral Lalande ; j’appris seulement de notre agent consulaire que le bateau à vapeur le Papin, mis à la disposition de l’ambassadeur

  1. Le chef d’état-major de cette escadre qui se croyait à la veille de marcher au feu était bien jeune, mais il avait sur beaucoup d’autres capitaines de vaisseau un grand avantage : il venait de faire une campagne de guerre. C’est lui qui commandait la corvette la Créole dans la glorieuse et rapide expédition du Mexique. Attiré dans le Levant par le bruit d’une collision prochaine, M. le prince de Joinville n’avait pas voulu attendre à Toulon que l’armement de la frégate la Belle-Poule, qu’il devait commander, fût terminé. Pour satisfaire à cette généreuse impatience, on lui avait donné provisoirement une position qui ne convenait ni à son rang ni à son âge, bien qu’il fût certainement en état d’en remplir les plus minutieux devoirs. L’amiral Lalande avait accueilli comme un hôte aimable et sympathique le jeune capitaine de vaisseau qu’on lui envoyait ; peut-être n’avait-il pas pris assez au sérieux le chef d’état-major. Il ne s’aperçut de l’erreur qu’il avait commise que deux ou trois mois plus tard, lorsque, la Belle-Poule ayant rejoint l’escadre, le chef d’état-major fut redevenu capitaine. L’aplomb avec lequel cette frégate, qui partit presqu’immédiatement pour Constantinople, traversa en louvoyant une double ligne de vaisseaux, eût suffi pour révéler aux yeux les plus prévenus la précoce expérience de celui qui la commandait.