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en riant dans l’escadre que ce vaisseau, le premier bien souvent, naviguait à la part[1]. Ce n’était pas seulement les matelots qui avaient pris goût à ces luttes journalières ; les officiers y avaient également mis tout leur amour-propre. On n’avait donc ni un instant d’ennui, ni un instant d’oisiveté sur la rade d’Ourlac. La plus grande liberté d’ailleurs. Voulait-on rentrer en France, passer d’un vaisseau sur un autre, prendre une permission de quinze jours ou d’un mois, visiter Constantinople, ou Athènes, ou Smyrne, il suffisait de le demander. Tout s’arrangeait à l’amiable dans cette grande famille. L’amiral Lalande aimait les bons officiers ; il ne connaissait point les officiers indispensables ; c’est ce qui le rendait si facile pour toutes les mutations.

J’ai déjà dit quelles étaient ses idées sur la discipline des équipages. « J’aurai, m’écrivait-il, au 1er janvier 1840, six ou sept cents hommes à congédier… Si on veut avoir une bonne armée de mer, il faut soigner son moral et ne pas la mécontenter. Il faut de la fidélité aux engagemens. Ce serait une mesure encore plus politique que juste de renvoyer en France les hommes qui ont fini leur temps… Il vaudrait mieux, à mon avis, que chaque vaisseau eût soixante ou quatre-vingts hommes de moins, et des meilleurs, que d’avoir ce nombre de mécontens et de grognons. » L’amiral Lalande aimait le matelot jusque dans ses faiblesses. « Les officiers, disait-il, qui s’étonnent qu’un marin aille s’enivrer à terre ressemblent fort à Arlequin lorsqu’il donne un tambour et une flûte à ses enfans : amusez-vous bien, mes chers petits, mais ne faites pas de bruit. Ce qui distingue, ajoutait-il, le matelot du soldat, c’est qu’il a de l’argent dans sa poche, et, parbleu ! il faut bien qu’il le dépense ! »

Telle était la sage indulgence qui avait en moins d’un an gagné tous les cœurs. Il faut dire aussi que l’attente de prochains combats prêtait dès lors aux exercices de l’escadre un attrait que ces exercices ont rarement. La routine du service habituel avait fait place à l’énergie de la force qui se concentre. Il faut mettre de côté les fanfaronnades qui nous ont représentés, à dater de ce moment, comme prêts à écraser au premier signal la flotte anglaise. La vérité est que nous savions mieux que d’autres ce que valait cette flotte, mais nous avions confiance en nous-mêmes et dans le chef qui nous commandait. Je ne crois pas que jamais meilleur esprit ait régné dans une escadre.

  1. On appelle navigation à la part celle où chaque matelot navigue à peu près pour son compte, et a sa part dans les profits de l’expédition.