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II

Vers la fin du mois de décembre, l’amiral me donna l’ordre décentrer à Toulon pour y changer le mât de misaine de la Comète, qui était fendu transversalement. Je partis sans regret, car je savais que l’hiver, dans l’Archipel surtout, est une morte saison. J’avais à peine touché au port, la quarantaine à laquelle on avait soumis la Comète n’était pas encore terminée, que déjà l’amiral Lalande me pressait de le rejoindre. « Profite bien du temps, m’écrivait-il d’Ourlac le 9 janvier 1840, mais n’en abuse pas. Il faut revenir ici. Tout n’est pas fini, il s’en faut diablement. Un nuage diplomatique vient de se lever du nord. Peut-être en jaillira-t-il la foudre. La Russie veut évidemment nous brouiller avec l’Angleterre. »

Au mois de mai 1840, j’étais de retour dans le Levant, mais je n’étais plus auprès de l’amiral Lalande. J’avais été envoyé dans le Bosphore pour y rester aux ordres de l’ambassadeur de France à Constantinople. J’ai vu là d’assez près se dérouler, du mois de mai au mois d’octobre, de bien graves événemens. Nous avons eu nos jours de triomphe, bientôt suivis de jours d’humiliation. Kosrew, disgracié et remplacé par Rechid-Pacha, avait cessé d’être un obstacle invincible à la paix ; la flotte turque allait rentrer à Constantinople, quand le traité du 15 juillet éclata comme la foudre sur nos têtes[1]. L’Europe refusait à Abdul-Medjid et à Méhémet-Ali le droit de se réconcilier : elle prenait en main leurs affaires au nom de l’indépendance du sultan. On nous appliquait sans merci la loi du plus fort ; mais pouvions-nous protester autrement que par notre indignation contre cet ostracisme ? Sur qui nous serions-nous appuyés ? Sur les peuples ? Les peuples seront toujours du côté de leurs gouvernemens contre l’étranger. Sur le vice-roi d’Égypte ? Ce n’était qu’en face des Turcs qu’il était fort, et encore ne l’était-il plus quand on avait armé contre lui le sentiment religieux. Il était impossible de ne pas faire retraite devant une telle coalition. Un combat naval n’aurait rien décidé, quoique les Anglais nous aient un instant prêté ce projet. Ce qui eût été heureux, c’est qu’on doutât moins de l’amiral Lalande et qu’on connût mieux l’Angleterre. Le rappel de l’amiral Lalande au mois d’août 1840 fut probablement

  1. C’est le 19 juin 1840 que l’amiral Lalande m’écrivait : « Méhémet-Ali tient en ses mains le repos du monde. S’il s’aperçoit qu’on veut le jouer, il nous amènera de terribles complications… J’ai appris par la voix publique la retraite de Kosrew-Pacha. Cela me semble d’un bien bon augure. Le vice-roi est trop capable pour ne pas mettre à profit cette circonstance. Il va sans doute renouveler ses propositions d’accommodement. Il faut laisser le sultan et le vice-roi s’arranger entre eux. »