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motivé par la crainte qu’il ne compromît la France par quelque coup de tête. On faisait injure à son intelligence politique autant qu’à son patriotisme. Deux mois avant la mesure qui allait l’enlever à son escadre, il m’écrivait : « Devons-nous désirer qu’on évite les complications, nous autres qui vivons de la guerre ? Je le désire pourtant, parce que chez moi l’intérêt du pays passe avant tout. »

Nous autres cependant, officiers de la Comète, nous dansions sur ce volcan. Nos plus longues croisières se bornaient à descendre le Bosphore ou à remonter de Tophana à Thérapia et à Buyuk-Déré. Pendant l’été, les vents de nord règnent avec la régularité d’une mousson dans le canal qui met en communication l’antique Propontide et la Mer-Noire. Des flottes entières s’accumulent alors dans la Corne-d’Or, car le courant est trop rapide pour que des bâtimens à voiles puissent le surmonter sans le secours d’un vent favorable : aussi, lorsqu’une brise passagère du sud vient à s’élever, il faut voir le spectacle que présente ce fleuve qui coule bleu et sans fond entre deux rangées de palais. Les navires s’élancent pêle-mêle, se heurtant, se poussant, rasant les quais sous un nuage de toile ; c’est à qui atteindra le premier l’entrée du Pont-Euxin. Tous les pavillons se trouvent là confondus ; toutes les carènes, depuis le clipper américain jusqu’aux formes étranges qui rappellent encore Argo, la nef à voix humaine, luttent de vitesse et d’activité. Des injures se croisent dans toutes les langues. Les Turcs, bien qu’ils soient chez eux, sont toujours les plus mal traités ; il faut dire aussi qu’ils sont généralement les moins adroits. C’est le peuple le moins marin qui soit au monde ; ils sont à eux seuls coupables de plus d’abordages que toutes les autres nations qui se donnent rendez-vous dans le Bosphore. Je me suis senti quelquefois tenté de prendre leur parti malgré leur gaucherie incontestable, tant je les voyais bousculés, rudoyés sans façon. S’il leur arrivait d’accrocher en passant quelque beaupré, au lieu de les aider patiemment à sortir d’embarras, on hachait leur gréement, on les jetait à tout hasard de côté, et les malheureux s’en allaient à la dérive, tombant d’un navire sur l’autre et soulevant de toutes parts un concert d’imprécations.

Notre pilote grec, natif d’Ipsara, avait été un des compagnons de Canaris. Il se distinguait par la violence avec laquelle il poursuivait de ses injures les enfans de Mahomet dans le malheur. Il passait sa journée sur le gaillard d’avant à les guetter pour les prendre en faute. Si un de nos tangons, si notre bout-dehors de clin-foc était seulement frôlé par un bateau turc, il accourait, montrant son poing mutilé au patron. L’Osmanli dédaignait le plus souvent de répondre à ce chien hargneux et continuait gravement de fumer sa pipe ; mais