Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 53.djvu/385

La bibliothèque libre.
Aller à la navigation Aller à la recherche
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et dans tout son éclat. Il semblait, à voir son activité dévorante, qu’il n’eût plus de temps à perdre. L’amiral Lalande se mourait en effet depuis l’âge de vingt ans, il n’avait pas de corps : ce n’était qu’une volonté. Il voulait vivre ; il le voulait, si je puis m’exprimer ainsi, avec acharnement. Il défendait sa vie contre une maladie implacable, et ce qu’il y avait de plus admirable en lui, c’est qu’il la défendait gaîment[1]. Il ne pouvait croire qu’il dût mourir si tôt, quand il avait encore tant de choses à faire. Les souffrances n’étaient rien pour lui ; elles avaient été impuissantes à le lasser de l’existence. Il aimait ce monde dont tant de fous médisent. Il mourut cependant calme et fier, triste sans amertume, résigné sans espoir. C’est dans l’été de 1844 que notre marine perdit cet homme qui avait tant fait pour elle, et qui unissait par un singulier accord la force à la tendresse, la philosophie la plus audacieuse à une douceur, à une simplicité toutes chrétiennes.

Quoiqu’il appartînt par ses affections et par ses études à la marine d’autrefois, l’amiral Lalande était précisément l’homme qui eût pu porter la plus vive lumière dans la situation d’aujourd’hui[2]. Il excellait à dégager une idée juste et fondamentale des détails au milieu desquels il est si facile de s’égarer. En marine, il partait

  1. Je ne parle que preuves en main de cette triste et inaltérable gaîté. On en pourra juger par les extraits suivans :
    « Paris, 22 novembre 1843. — J’en suis revenu à mon fait pour unique aliment, et je m’en trouve fort bien. On dit qu’on peut très bien vivre avec une ennemie comme une hydropisie bénigne ; mais je n’entends pas de cette oreille-là, et veux guérir… Je m’arme de patience pour passer l’hiver comme un bon à rien, ce qui, en conscience, ne me va guère. »
    « Paris, 16 décembre 1843. — Je me suis fait percer le ventre pour la sixième fois, et je suis tout dégagé en ce moment. On me dit et je veux croire que je continue à aller de mieux en mieux. Je ne m’en aperçois que lorsque je ne souffre pas. Ce que je vois, c’est qu’il faut se résigner à passer l’hiver au coin du feu, bien chaudement, et en s’étudiant au rôle de bon à rien, que je n’aime pas. »
    « Paris, 28 décembre 1843. — Tu sais toucher la corde sensible, mon cher Edmond. Oui, j’espère bien que je retournerai à l’eau et que nous y serons ensemble à parader, comme tu dis, puisque nous en sommes réduits là ; mais en paradant on se dispose aux choses sérieuses, et il en peut surgir d’un moment à l’autre… Mais quand pourrai-je d’abord, et quand voudra-t-on m’envoyer parader ? Ce sont là deux grandes questions. Je suis capable d’intriguer pour résoudre la dernière, et je me résigne à tout pour attendre la première. Mes docteurs disent que je suis tout à fait en bonne voie, et je les crois. »
  2. « Je ne suis absolu en rien, » m’écrivait l’amiral, et il le montrait par la sympathie avec laquelle il acceptait les perspectives de l’avenir. Les lettres dont j’offre ici quelques extraits ont précédé de près d’un an la Note sur les forces navales de la France (publiée dans la Revue du 15 mai 1844).
    « Paris, 9 octobre 1843. — ….. Je te crois en conscience quand tu me dis qu’on laisse jeûner la voile, tandis que la vapeur est dans la litière jusqu’au ventre. Ce n’est peut-être pas un mal, car pour arriver à bien faire, il faut faire beaucoup et même trop. C’est de l’argent gaspillé ; mais, s’il y a des résultats, je m’en consolerai facilement. »
    « 21 octobre 1843. — Si je ne puis approuver les capitaines qui n’ont jamais assez, qui ne trouvent bien que ce qu’ils ont fait faire, défaire ou refaire, je n’ai pas non plus la moindre estime pour ceux qui trouvent tout bien, sans avoir même regardé, et s’en rapportent aux autorités du port et au règlement pour qu’il ne leur manque rien. »
    « Paris, 1er décembre 1843. — Les bureaux sont obligés de convenir que M. de Mackau s’occupe sérieusement et fructueusement de son affaire ; mais ils sont fort mécontens de l’allure qu’il prend de les faire beaucoup travailler, de leur demander mille renseignemens, et puis de décider sans qu’ils en sachent rien. Ce n’est pas leur compte, quoique ce soit raisonnable…
    « Tu es ou plutôt nous ne sommes pas les seuls effrayés de la dépense des vapeurs. Le ministre en est tourmenté. Il est venu me voir l’autre jour, et nous n’avons guère parlé que de cela. Il revient sans cesse sur ce grand hic. « Les transatlantiques, dont nous allons peut-être rester chargés, coûteront plus d’entretien à eux seuls que toute la flotte à voiles ! » Je réponds : « Tous les perfectionnemens doivent avoir pour but de diminuer cette énorme dépense et de fondre les deux marines, comme on a fait de la lame et de l’arquebuse. La marine de nos jours doit être — un fusil à baïonnette. »