Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 53.djvu/44

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croient pas, nous dirons avec l’Esprit saint : « Que les morts ensevelissent les morts ! »

« Le monde a une parole pour répondre aux miennes : « ces grands préceptes, dit-on, sont bons pour le martyre ; mais ici il n’est pas question de martyre. » Ah ! mon frère, l’état du chrétien n’est-il pas un martyre perpétuel ? Les persécutions qu’aperçoivent les yeux ne sont pas les plus redoutables pour l’âme. L’ennemi tourne incessamment autour de nous comme un lion rugissant, et nous nous flatterions d’être en paix ! Il guette le riche, il épie le pauvre, et lorsque tu t’étends mollement pour dormir, tu es déjà sa proie… Vois, chrétien timide, comment le ciel jette sur nous ses filets. Un publicain est à son comptoir, le maître fait un signe ; le publicain se lève et part. Pour le suivre, un autre abandonne sa barque et sa pêche, et toi, tu veux respirer dans des villes, habiter sous des galeries de marbre ! Quand le Fils de l’homme n’a pas où reposer sa tête, tu prends le nom de moine, et tu vis dans la foule ! Celui qui te parle, ô mon frère, est un échappé du naufrage, qui signale du bord les écueils : là est Charybde, impétueuse, frémissante, c’est la luxure éhontée ; plus loin est Scylla, à la face de vierge, dont les séductions ne sont pas moins mortelles : tout ce rivage est barbare, Satan y veille comme un pirate qui attend sa proie…

« Désert émaillé des fleurs du Christ ! solitude où s’engendrent ces pierres éternelles dont la cité royale se construit, saints ermitages où l’on converse familièrement avec Dieu, pourquoi reste-t-on loin de vous ? Viens m’y trouver, ô mon frère ! Supérieur au monde, que fais-tu dans le monde ? L’ombre des toits doit peser sur ta tête ; tu dois étouffer dans la prison enfumée des villes : accours, l’air et la lumière sont ici… »


Jérôme n’était pas né pour la vie tranquille, et, l’ennemi intérieur apaisé, les assauts lui vinrent du dehors : voici à quelle occasion. Depuis trois ans qu’il demeurait au désert, les affaires ecclésiastiques d’Antioche avaient subi bien des péripéties, les unes bonnes, les autres mauvaises : un instant même on avait pu croire à une pacification dont l’illusion ne dura guère. Mélétius, sentant ses infirmités s’accroître et sa fin approcher, avait proposé à Paulin de réunir leurs deux églises en une seule et de les gouverner ensemble fraternellement ; la proposition n’était peut-être pas bien conforme aux canons, mais on y dérogeait sans grand scrupule alors. Paulin refusa, déclarant qu’il ne voulait se souiller par aucun contact avec l’hérésie, et Rome approuva son refus. Le pacifique Mélétius ne se rebuta point. « Nous sommes vieux, lui fit-il dire encore, et bientôt l’un de nous quittera cette terre où nous vivons divisés : rendons-lui l’union après notre mort. Que celui de nous deux qui survivra prenne en main tout le troupeau catholique et soit reconnu dès maintenant comme le seul évêque légitime. Pour assurer d’avance l’ordre de succession tel que nous l’établirons entre nous, nous le ferons accepter par les clergés de nos deux églises, sous la