Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 53.djvu/478

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Il découvre bientôt, à sa grande humiliation, que les mots les mieux connus, détournés en mille acceptions nouvelles, sont pour lui du chaldéen ou de l’hébreu. Qu’on le mette par exemple devant cette affiche vulgaire d’un logement à louer : single mentaken in and done for. Cela lui donnera fort à faire et surtout fort à réfléchir, car take in (mettre dedans) veut dire duper tout comme chez nous, et Shakspeare l’emploie dans le sens de conquérir. Done for en revanche présente au premier coup d’œil l’idée d’un homme qu’on achève, dont on vient à bout. Ne dirait-on pas qu’on promet au locataire futur de le battre après l’avoir dépouillé ? Point : il s’agit d’un appartement libre, service et nourriture compris. Ceci n’est qu’un aperçu des problèmes que les « petits mots » de la langue, do, cut, go, vont poser au nouveau débarqué. Encore est-il là sur un terrain connu ; mais il en verra bien d’autres. La voiture où un de ses amis le fait monter pour le conduire à Epsom n’est plus un cab, c’est un bounder, un drag, un cask, une birdeage (machine à cahots, drague, tonneau, cage à volaille) ; un membre du club des Four-in-hand, la regardant avec dédain, déclare « qu’elle n’est pas en bas de la route » (not down the road). Un swell, un dandy de classe inférieure, dirait au contraire, et dans le même sens, avec la même intention méprisante, qu’elle ne « monte pas à la marque » (not up to the mark). Swell s’applique à tout ce qui a la vogue, aussi bien à un comédien qu’au pape, aussi bien à Garibaldi qu’à Robson ou à Charles Mathews ; mais en général le swell, c’est l’homme élégant, celui qui affiche des dehors « extensifs » (extensive), qui de temps en temps se permet une fantaisie « tapageuse » (loud), qui s’habille « à mort » (to death), c’est-à-dire à la dernière des modes les plus récentes. Celui-là se gardera bien d’appeler un bal la réunion brillante où il se rend « en pleine figue » ou figure (full-fig, grande tenue). Ce bal n’est plus qu’un hop, une « sauterie ; » ce serait un spread, si l’on n’y dansait pas. Veut-on un exemple plus significatif encore des bizarreries du slang, qu’on prenne cette exclamation familière par laquelle s’exprime quelquefois une surprise poussée à son degré le plus intense : stunning Joe Banks ! Pour la comprendre, il faut savoir ce que fut Joseph Banks, un célèbre logeur qui servit longtemps de trait d’union entre le beau monde et le monde souterrain de la capitale anglaise. Les dandies et les voleurs plaçaient en lui la même confiance, et moyennant son intervention officieuse échangeaient une foule de bons procédés. Remarquable par sa probité immaculée, plus remarquable par les excentricités de sa mise habituelle, il avait été proclamé par ses cliens de la plus haute volée, — le marquis de Douro, le colonel Chatterley, etc., — l’étonnant Joe Banks ! L’adjectif et le nom propre, une fois accouplés, sont restés ainsi dans la circulation.