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pénétré lui-même dans les fortifications extérieures de la ville; puis, après avoir commis toute sorte de dégâts et fourni en cinq jours une course de 350 kilomètres, il avait heureusement gagné les retranchemens fédéraux de Gloucester-Point, situés au bord de la mer, vis-à-vis de Yorktown. Malheureusement le général Hooker ignorait les résultats de cette expédition. Réunissant les chefs de corps en conseil de guerre, il décida, d’après leur avis unanime, qu’il fallait évacuer la position. Pendant la nuit du 5 au 6 mai, l’armée fédérale repassa le fleuve sans être inquiétée par l’ennemi ; elle avait fait plusieurs milliers de prisonniers et ramenait du champ de bataille une pièce d’artillerie de plus qu’elle n’y avait traînée; mais par sa retraite elle laissait au général Lee et à son armée l’immense prestige que donne toujours la victoire.

Le triomphe des confédérés était bien chèrement acheté. Quinze ou dix-huit mille des leurs étaient tombés pendant les deux journées de la bataille, et parmi ces victimes de la guerre se trouvait le héros du sud, Jackson, le mur de pierre. Le soir du 3 mai, lorsqu’il revenait du combat, il fut mortellement blessé par un de ses propres soldats qui le prenait pour un Yankee. Un jour, lorsque les haines et les rancunes amères soulevées par la rébellion auront fait place à des sentimens plus généreux, nul doute que tous les Anglo-Américains, ceux du nord aussi bien que leurs frères du sud, ne se rappellent avec le même orgueil patriotique le nom de ce grand homme de guerre. Il ressemblait aux illustres chefs puritains de la révolution anglaise. Simple, résolu, fanatique comme eux, il apportait au prêche et à la bataille le même calme de visage et la même passion contenue. Ayant été avant la guerre civile un modeste professeur de tactique militaire, il n’en avait pas moins gardé la flamme intérieure, et dès que la lutte eut éclaté, il se chargea de démontrer héroïquement sur le terrain les manœuvres qu’il avait enseignées à ses élèves. Comme les puritains d’Angleterre, il avait l’esprit étroit, car dans la redoutable crise américaine il ne voyait guère que sa patrie locale, « la vieille souveraineté » virginienne, (old dominion) ; mais il était certainement très grand par le cœur. Ses paroles étaient brusques, son geste rapide, sa pensée originale, peut-être même était-il parfois le jouet d’hallucinations, s’il croyait, comme on le prétend, que toute sa nourriture descendait dans sa jambe gauche. Ses bizarreries le rendaient d’autant plus cher à ses soldats; ils obéissaient aveuglément à ses ordres, et, guidés par lui, ils allaient à la mort avec joie. La rapidité de leur marche leur avait fait donner le nom de «cavalerie pédestre» de Jackson. Aucun autre général du sud, pas même Lee et Longstreet, n’a pu se faire aimer de ses troupes comme « Stonewall » Jackson. Personne ne l’a remplacé.