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rapporter pour le reste à « cet amour indomptable, inextinguible inépuisable, des Polonais pour leur patrie[1], » auquel le noble vicomte n’a jamais manqué de rendre un hommage éclatant.

Est-ce à dire pourtant que tout n’ait été que jeu cruel et calcul perfide dans la conduite du cabinet de Saint-James en cette année 1863, et qu’aucun sentiment honorable et bon n’ait eu sa part dans la Grand-Remonstrance que forgeait avec tant de ferveur lord John Russell? Non, assurément. « Il n’y a pas d’homme complet, » s’écrie le Richard III de Shakspeare en découvrant un trait de sensibilité, une lueur fugitive de pitié dans un de ses serviteurs les plus éprouvés; il n’y a pas non plus de principal secrétaire d’état complet, et lord John est le moins propre assurément à atteindre un pareil idéal, à répudier dans son sein ce milk of human kindness que reprochait la terrible lady Macheth à son époux adoré. Le comte Russell n’aurait pas demandé mieux que d’alléger aux Polonais le poids de leurs chaînes, d’empêcher le retour d’horreurs semblables à la conscription de 1863, de leur rendre la domination étrangère supportable, de leur assurer les bienfaits d’un régime quelque peu régulier, des institutions même représentatives, pourvu qu’ils ne songeassent pas à l’indépendance, au moins durant les « quinze ou vingt ans » qu’il compte probablement encore vivre. Dans cette « juste mesure, » la bonté ou plutôt la bonhomie de lord John (qui est en cela l’expression fidèle du caractère britannique pris dans son sens général) s’étendait sur toute créature en Europe, non-seulement sur la Pologne, mais sur la Russie elle-même. « Pourquoi en effet, demandait le principal secrétaire d’état à l’ambassadeur du tsar, le baron Brunnow, pourquoi des institutions représentatives ne seraient-elles pas accordées en même temps au royaume de Pologne et à l’empire de Russie[2]? » Et le comte Russell ajoute naïvement que « comme le baron Brunnow n’était pas instruit des intentions du tsar à ce sujet, il ne l’a pas pressé davantage! » Mais il espérait beaucoup « de la pression » qu’exerceraient sur le tsar la diplomatie et « l’opinion publique de l’Europe. » Depuis le succès prodigieux qu’a eu sa dépêche à M. Hudson, l’honnête chef du parti whig, et avec lui presque tout le peuple anglais, étaient assez près de croire qu’il suffisait de l’opinion publique et d’une note virulente du foreign office pour obtenir la liberté d’un pays. Ils oubliaient seulement que la dépêche à M. Hudson, pour devenir efficace, pour ne pas même devenir ridicule, a dû être précédée d’une certaine guerre « parfaitement respectable, » pour parler le langage de lord

  1. Expressions de lord Palmerston dans la séance du 4 avril 1862 de la chambre des communes.
  2. Dépêche à lord Napier du 10 avril 1863.