Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 53.djvu/725

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Ne me le cachez point, et si vous voulez autre chose de moi, demandez-moi-le ; vous l’aurez. » Alors l’ermite se leva, se tint debout, et dit au comte et aux barons que pour Dieu ils laissassent le boire et le manger, car ils étaient en grand péril. « Ne vous ébahissez point de ce qui va arriver ; chacun aura grand’peur, mais ayez confiance en Dieu, qui vous préservera de tout mal. » Tout le monde resta étonné et immobile, personne ne songeant plus à boire et à manger. Alors l’ermite conjura la comtesse de Flandre au nom du Dieu tout-puissant, et lui dit : « Démon qui es dans le corps de cette femme, je te conjure, par le Dieu qui pour nous souffrit la mort sur la croix, et qui t’a chassé de son saint paradis avec tous les mauvais anges,… je te conjure que tu partes de cette compagnie, et qu’avant de partir tu reconnaisses devant tous les barons comment tu as surpris le comte de Flandre, afin que tous le puissent comprendre ! Et ainsi va-t’en d’où tu viens, sans grever quelque chose qui soit en ce pays ! »

« Quand la dame s’entendit ainsi conjurer, sans pouvoir se soustraire à la parole de Dieu, sentant bien qu’elle ne pouvait plus demeurer avec le comte ni en Flandre, pour tourmenter le comte et le pays, mais qu’il fallait qu’elle s’en allât, elle commença à parler, et dit tout haut qu’elle ne pouvait plus se cacher, ni enfreindre le commandement du Dieu tout-puissant, au nom duquel elle était conjurée. « Nous devons, dit-elle, redouter Dieu autant que font les hommes, car nous avons encore espérance de trouver merci devant lui quand il viendra juger tout le monde. Je fus un ange que Dieu a rejeté de son paradis, et nous avons tous de notre expulsion une douleur que personne ne peut imaginer. Nous voudrions que les autres fussent attirés à notre sort, afin qu’à nous et à tout le monde ensemble Dieu voulût pardonner nos péchés. Si pour cela nous querons aide et secours, nul ne nous doit blâmer. Le comte qui est ici présent ne sut pas se bien garder de notre alliance quand il se laissa envahir du péché d’orgueil en ne daignant pas épouser la fille du roi de France. Dieu me permit alors d’entrer au corps de la fille d’un roi d’Orient qui était morte, et qui était la plus belle fille qu’on pût trouver. J’entrai en son corps la nuit et la fis se relever. Elle était en vie et savait agir selon que je dirigeais son corps, car elle n’avait d’autre esprit que moi. Quant à son âme, elle était allée là où elle devait aller. Elle était sarrasine et je l’amenai au comte, et il ne put refuser de l’épouser. Je lui ai fait mal employer sa vie pendant treize ans, et j’ai fait dans le pays de Flandre bien des maux que le comte aura bien de la peine à racheter. J’espérais toujours attraper le comte dans quelque occasion ; mais il ne s’oublia jamais jusqu’à ne point se souvenir de son Créateur, et il