Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 53.djvu/739

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ne jamais retourner en mon pays de Hainaut, puisque vous étiez trépassée. Je me remariai à cette noble clame que vous voyez et qui m’avait sauvé la vie. Il y a longtemps déjà que je serais mort, si elle n’avait été là. À Rome, je l’ai fait baptiser. Vous serez toujours loyalement servie par elle. Et quant à moi, jamais, tant que je vivrai, je n’aurai de commerce avec elle, à moins que vous n’alliez devant elle de vie à trépas. — Sire, dit la dame de Trasignyes, puisque vous avez épousé cette dame comme vous le dites et qu’elle vous a sauvé la vie, à Dieu ne plaise que j’aie jamais commerce et compagnie avec vous ! Mais plutôt j’irai me rendre, si vous me le permettez, dans une abbaye de nonnains, et tout le temps de ma vie je prierai Dieu pour vous et pour elle. — Madame, dit Gracyenne, à Dieu ne plaise que jamais, en aucun jour de ma vie, je vous fasse tort de votre loyal seigneur ! » Enfin les deux dames résolurent d’un commun accord de se rendre dès le lendemain à l’abbaye de l’Olive et se mirent ensemble à servir Dieu, sans jamais en sortir le reste de leur vie. Gilion de son côté partagea toutes ses terres et seigneuries entre ses deux fils, et, quittant son château de Trasignyes, s’en alla en l’abbaye de Cambron servir Notre-Seigneur. La même année moururent les deux femmes épouses de Gilion, et celui-ci fit faire trois tombes dans la chapelle d’Herlemont, deux pour ses deux épouses et la troisième pour lui. »

Gilion mourut en Égypte, où il était retourné sur l’appel du soudan, et où il rendit encore de grands services. Blessé à mort dans un combat, il pria le soudan de faire reporter son cœur à Herlemont et de le faire déposer en sa tombe, entre ses deux femmes. Le romancier dit dans son introduction qu’ayant un jour, pendant sa jeunesse, vu ces trois tombes dans la chapelle d’Herlemont, il demanda quels étaient ceux qui y gisaient, et c’est alors que le prieur de l’abbaye lui conta l’histoire de Gilion et de ses deux épouses[1]. On retrouve sous diverses formes, dans les conteurs du moyen âge, cette histoire du croisé qui se marie en Orient, croyant morte sa femme d’Occident, ou l’ayant oubliée, et qui revient plus tard la retrouver, ramenant avec lui celle qu’il a épousée pendant la croisade. L’histoire de Gilion est celle dont le dénoûment est le plus édifiant ; mais l’édification que nous en recevons n’empêche pas que nous ne comprenions quelle est la singularité de l’aventure, et quel trouble les nouveaux rapports établis par les croisades entre l’Orient et l’Occident apportaient dans la vie, dans la destinée et dans les idées de l’homme du moyen âge.

Il y a dans les récits que la légende a faits de la croisade de saint

  1. Cette préface du vieux romancier rappelle la préface d’Old Mortalily ou les Puritains d’Ecosse, de Walter Scott.