Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 53.djvu/740

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Louis un autre exemple de ces singularités de destinée : je veux parler de l’histoire de Jean Tristan, un fils de saint Louis, né dans la première croisade du roi, dérobé au berceau par une esclave et élevé dans la religion de Mahomet. Les enfans chrétiens élevés par les princes musulmans, ces renégats involontaires dont quelques-uns retrouvaient parfois leurs parens chrétiens, montrent que Voltaire n’a pas été plus romanesque que l’histoire ou le roman du moyen âge en inventant le sujet de Zaïre.

C’était à Damiette, et peu de jours avant que saint Louis livrât la fatale bataille de la Massoure. La reine était restée dans la ville ; elle fut prise du mal d’enfant, et « après quatre jours et trois nuits de douleur elle accoucha d’un beau fils, qu’elle voulut nommer Jean en mémoire de saint Jean-Baptiste. L’enfant avait sur l’épaule droite une croix vermeille, en signe qu’il était né pendant la croisade ; mais une des dames de la reine lui donna le surnom de Tristan en mémoire de la peine que sa mère avait eue à l’enfanter. Quand on dit ce surnom à la reine, elle répondit : « Par Dieu, le surnom me plaît bien, et puisse-t-il n’être pas pire que le vaillant Tristan[1] ! Et, s’il plaît à Dieu, je le nourrirai de mon lait pour l’amour de son père. » La reine nourrissait donc son enfant. Or il advint qu’une nuit les femmes qui soignaient la mère et l’enfant, voulant que la reine dormît mieux, emportèrent l’enfant dans une autre chambre, le mirent dans un berceau et l’endormirent ; puis, quand l’enfant fut endormi, elles tirèrent la porte, et, allant retrouver la reine, elles laissèrent l’enfant tout seul. Il y avait dans le palais une esclave sarrasine qui était une espionne du soudan. Elle faisait semblant d’être chrétienne : elle était venue en Europe, s’était fait admettre parmi les esclaves de la reine, à qui elle plaisait beaucoup, et l’avait accompagnée en Égypte ; mais elle faisait savoir au soudan tout ce que faisaient le roi, la reine et les barons. Cette esclave, voyant que l’enfant avait été laissé seul, s’avisa qu’elle pourrait le dérober et le livrer au soudan, qui l’en récompenserait grandement. Elle le prit donc, l’emporta, le faisant allaiter aux femmes qu’elle trouvait, et arriva au Caire. Quand les femmes eurent fait leur service de nuit auprès de la reine, l’une d’elles retourna en la chambre où elles avaient mis l’enfant, et, ne le trouvant pas, elle appela ses compagnes en s’écriant : « C’en est fait de nous ! notre enfant est perdu ! — Eh ! non, répondirent les autres, par la Vierge sainte, il n’en est pas ainsi ! C’est un des gens de l’hôtel qui l’a pris pour s’amuser de nous, et ç’a été grande folie à nous de le laisser ainsi seul. » Elles allèrent çà et là partout dans l’hôtel ; mais personne ne savait de nouvelles de l’enfant. Chacun vient et court

  1. Souvenir du héros des romans de la Table-Ronde.