Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 53.djvu/749

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et aux Racine de pressentir un commentateur dans tel ou tel confident de leur pensée ? Meyerbeer avait le sens de toutes les situations ; aucun accident, même la mort, ne devait le prendre au dépourvu, et son testament est venu répondre victorieusement aux suppositions de quelques-uns de ses amis, qui, ne voyant en lui qu’un raffiné sceptique, s’imaginaient qu’au-delà du tombeau, et du moment qu’il n’en jouirait plus physiquement, sa gloire, pour laquelle il avait tant fait pendant sa vie, sa gloire lui serait de rien. On se trompait : tout était réglé, prévu. Cette âme stoïque, envisageant l’éventualité du départ, avait de loin combiné les choses de manière que son éternelle absence n’empêchât point l’Africaine de voir le jour, et comme on donnerait deux parrains à son enfant, l’un pour veiller au développement des conditions intellectuelles, l’autre pour sauvegarder les intérêts de sa fortune, il nommait en mourant deux tuteurs à sa partition.

De ces deux hommes, nous en connaissons un maintenant ; l’autre est un ancien ministre de la république, M. Crémieux, ami sûr et grand amateur, enthousiaste non moins que dévoué, et de plus rédacteur de ce fameux traité des Huguenots qui vient de servir de type au traité de l’Africaine, un contrat qui dit ce qu’il veut dire, celui-là : clair, précis, catégorique en ses exigences, et qui en somme fait honneur à tout le monde, au grand nom pour lequel on a pu stipuler de tels privilèges comme à l’administration supérieure qui les a de plein gré consentis, sans même marchander ce droit de veto absolu que la veuve du compositeur s’est réservé d’exercer de tout temps d’une façon discrétionnaire, de telle sorte qu’à la veille de la représentation l’ouvrage pourrait encore être retiré impunément ! Et pour que dans ce traité tout se passât en dehors des simples usages, ce n’est point un commis ordinaire qui l’a signé, mais le ministre en personne, un maréchal de France. Tous ceux qui ont connu de près Meyerbeer penseront avec moi qu’il y a là un hommage auquel son amour-propre eût été très sensible. Sans être obséquieux ni plat, l’auteur des Huguenots et de l’Africaine se plaisait au commerce des grands. De la patrie allemande, qui fut en dernière analyse, et quoi qu’on en ait dit, sa vraie patrie, car il était Prussien dans l’âme, de l’Allemagne il tenait ce culte des hiérarchies sociales, ce goût d’un certain formalisme en toute chose. Si la majesté de l’histoire lui parlait assez haut pour qu’il s’inclinât devant un Habsbourg, un Hohenzollern, il n’était point fâché qu’à leur tour les empereurs, les rois et leurs ministres reconnussent les droits du génie. Il aimait les décorations, en parlait en fin collectionneur. Ce n’est pas lui qui jamais eût confondu tel ordre qu’on prodigue avec tel autre dont on compte en Europe les quelques rares dignitaires. Un illustre écrivain, jadis ministre, me disait un jour à propos d’une croix : « Je dois en avoir le grand cordon quelque part, seulement je ne l’ai jamais déplié. » En fait de rubans, Meyerbeer les dépliait tous, mais il savait ce qu’en vaut l’aune. Rien ne se perd en ce