Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 53.djvu/751

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grande critique, le consolaient et le charmaient les naïves confidences de cette âme de cristal toute vibrante encore des émotions de sa musique. Lorsqu’un grand artiste met dans son œuvre ses idées, c’est pour qu’à leur tour, par leur diffusion, elles en fassent naître d’autres chez les hommes. Le peintre parle à nos yeux, le musicien à nos oreilles: nous voilà donc entrés en rapport avec eux par l’idée qui, d’immatérielle et d’impondérable, devient, en s’incorporant dans leur œuvre, un véritable et réel medium; mais le royaume de l’intelligence a aussi ses infirmes: il y a des sourds et des aveugles même en dehors du monde physique. Exposez tel tableau, exécutez telle partition devant certaines gens, et il n’en sera ni plus ni moins que si vous aviez montré votre toile à des aveugles et chanté votre musique à des sourds. Meyerbeer savait à quoi s’en tenir sur les jugemens de la foule abandonnée à ses propres mouvemens, et de combien d’infirmes de ce genre se compose un public. D’ailleurs, quelque peine qu’un homme de génie se donne à conduire habilement sa barque, il restera toujours sur les flots qu’il sillonne assez d’écueils et de périls pour que la médiocrité se puisse dire avec satisfaction que, même en réussissant, il a encore beaucoup souffert. Meyerbeer était riche, ce qui lui donnait le privilège de ne produire qu’à son heure, patient, ce qui lui permettait d’émouvoir l’opinion par l’attente, d’aviver, d’irriter, de passionner la curiosité par des promesses éternellement différées. On a prétendu qu’il payait sa gloire; je l’ignore : ce que je puis dire, c’est qu’il avait le cœur le plus humain, le plus charitable, et jamais les libéralités de l’espèce de celles qu’on lui reproche ne l’empêchèrent de venir généreusement en aide aux misères sur lesquelles vous appeliez son attention.

Beethoven, incompris, endura des supplices de Prométhée. Les larmes sont devenues célèbres qu’il pleura sur sa grande ouverture de Leonore condamnée, délaissée, une symphonie dont Robert Schumann a pu dire : haute comme le ciel, profonde comme l’océan. Faut-il donc tant en vouloir à Meyerbeer de s’être épargné de semblables souffrances, d’avoir en quelque sorte obéi à l’invitation de la destinée qui peut-être, pour le faire si grand, l’avait fait si riche? Qui pourrait prétendre que cette nature nerveuse, inquiète, fragile, pleine de susceptibilités inimaginables, eût résisté à un seul de ces chocs dont Beethoven fut assailli? Rompre en visière avec son temps, il ne l’eût point osé, et cependant n’avait-il point, lui aussi, quelque chose à dire, quelque chose qui, par son imprévu, sa grandeur même, pouvait fort bien étonner, déconcerter le présent? Or l’auteur des Huguenots et du Prophète, tout en sachant qu’il écrivait pour la postérité, entendait jouir de ses succès pendant sa vie. C’était son droit; il en usa librement, à son heure, à sa manière. Le chef-d’œuvre à coup sûr n’y perdit rien, et l’artiste y gagna les plus douces, les plus heureuses sensations de son existence.

Quand nous causions musique avec Meyerbeer, tout mon soin, je dirais