Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 53.djvu/752

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volontiers tout mon art, était de l’amener à me donner ses impressions intimes, sa pensée libre, dégagée à la fois de réticences officielles et d’agrémens officieux. On sait qui, parmi les morts, il admirait davantage : Bach, Mozart, Beethoven, étaient ses dieux. Quant aux vivans, il leur rendait justice avec bonheur, plein d’enthousiasme pour les uns, d’estime pour les autres, de sympathie pour tous, y compris ceux qui passaient généralement pour n’être point de ses amis. Un seul nom avait le privilège de l’agacer, le nom de M. Richard Wagner; il ne pouvait l’entendre prononcer sans éprouver à l’instant une sensation désagréable, que du reste il ne se donnait point la peine de cacher, lui d’ordinaire si discret, si ingénieux à signaler au microscope les moindres qualités de chacun. Aussi rien ne m’amuse comme les rapprochemens qu’on s’évertue à développer entre l’auteur du Prophète et le chantre de Tannhäuser. Il eût fait beau venir parler à Meyerbeer de ses affinités avec l’ancien chef d’orchestre du roi de Saxe. Toutefois sa réserve instinctive, même sur ce terrain, n’aimait point à s’avancer trop, et c’était d’un soubresaut involontaire, d’une répartie jaillissant comme une étincelle de la discussion, qu’il fallait attendre la révélation de son vrai sentiment. Je me souviens d’un jour où, pour éviter de me répondre, ce fut lui qui m’interrogea. — Mais vous-même, me dit-il, pourquoi ne vous expliquez-vous pas sur cette musique? Vous étiez à Weimar lors de la première représentation de Tannhäuser, et, tel que je vous connais, vous n’avez pas dû attendre jusqu’à ce moment pour vous fixer.

— Non certes; j’ai entendu cette musique, elle m’assomme. Plus je l’écoute et plus il m’est impossible d’y voir autre chose qu’une mystification. La musique de l’avenir, vous savez là-dessus mon opinion, c’est Fidelio, Guillaume Tell, Freyschütz, les Huguenots. Il n’y a pas une idée dans les prétendues théories de M. Wagner qui n’ait été d’avance mise en œuvre par Beethoven, par Weber, par Rossini et par vous; mais en revanche il y a dans Fidelio, dans Freyschütz, dans Guillaume Tell, dans le Prophète, nombre de choses que M. Wagner et son école ont rayées de leur système, parce qu’ils ne les pouvaient mettre dans leurs partitions. Et cependant...

— Ah! il y a un cependant?

— Oui, maître, il y a un cependant, pour moi du moins, qui ai vu tant de bons esprits se tromper, tant d’illustres critiques, de dilettanti qualifiés prononcer des oracles que l’avenir a démentis.

— Mais enfin, le public! contestez-vous que ce soit là un critérium très sérieux?

— Sérieux, oui, non infaillible, témoin le Barbier de Séville sifflé à Rome, témoin cet immortel Freyschütz conspué jadis à l’Odéon.

— Ce qui signifie que tôt ou tard, selon vous, le jour viendra où le Tannhäuser de Wagner sera proclamé entre ces deux chefs-d’œuvre.

— A Dieu ne plaise que ma restriction admette de pareilles conséquences! Il ne suffit point d’ennuyer, d’agacer, d’assourdir le présent pour avoir le