Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 53.djvu/835

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peut être réduit un jour à reculer. Maurice, qui ne veut pas reculer, assure chacun de ses pas avec une précision géométrique. Au reste, les plaintes des gens de cour retentiront jusque dans le camp des alliés sans lui causer nul déplaisir. Qu’on se moque de ses souffrances, qu’on le renvoie aux invalides de Chambord, tant mieux, si l’ennemi trompé se défie moins de ses entreprises. C’est ainsi que, méprisant les criailleries de Versailles, résistant à l’impatience du roi, aux conseils du maréchal de Noailles, aux remontrances du comte d’Argenson, il prépare de glorieux faits d’armes qui justifieront ses lenteurs.

Maurice a employé les quatre derniers mois de l’année 1745 à organiser sa conquête ; Tournay, Dendermonde, Bruges, Ostende, Nieuport, sont occupés par nos troupes ; le quartier-général est à Gand. L’armée, pleine de confiance, attend gaîment la fin de l’hiver et la reprise des hostilités. Personne, excepté deux ou trois confidens intimes, ne soupçonne que le maréchal a déjà conçu le plan d’une expédition qu’il doit accomplir en plein hiver, et qui mettra entre ses mains la moitié des Pays-Bas. Les alliés sont bien un peu étonnés de le voir passer à Gand la mauvaise saison, quand il lui serait si facile de se rendre à Paris ; mais la maladie de Maurice est une explication toute naturelle. Maurice, il le dit sans cesse pour qu’on le répète, a commandé à Paris une voiture d’une forme particulière, qui lui permettra de s’étendre et de supporter les fatigues de la route ; il ne partira pas sans cette voiture, et il ne compte guère la recevoir avant le mois de février. En attendant, il s’accorde des loisirs. Il a fait venir des coqs d’Angleterre, et chaque jour ces vaillantes bêtes, lâchées l’une contre l’autre, lui donnent une sorte de tragi-comédie. À ces amusemens tout britanniques, le disciple d’Adrien ne Lecouvreur joindra bientôt des plaisirs parisiens. En cette même année 1746, l’aimable, l’ingénieux Favart, celui que Voltaire appelle le Molière de l’opéra, dont Quinault est le Racine, est chargé par Maurice de lui organiser un théâtre au quartier-général. Vivent les chansons et la musique de France ! elles entretiennent la gaîté du soldat et dissimulent aux yeux de l’ennemi les plans du général. Qu’elle est charmante et vraiment française, cette troupe d’enfans sans soucis ! Nous la retrouverons plus d’une fois mêlée aux incidens de notre histoire, tantôt annonçant la bataille du lendemain à la grande surprise de l’assemblée et chantant d’avance le chant de victoire, tantôt, hélas ! offrant au voluptueux Maurice des tentations qui feront son tourment et sa honte. Il y a là une gentille fée, Justine Duronceray, mariée tout récemment à Favart, qui inspirera au maréchal une passion frénétique, et qui, se moquant des menaces aussi bien que des promesses, en butte à de lâches intrigues, poursuivie, jetée au fond d’un cachot, gardera