Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 53.djvu/855

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ressé. La tranquillité dont on jouit ici est due à vos travaux et à vos succès. — Oui, mais c’est le pays de la fausseté, et la reconnaissance des services rendus n’y habite pas toujours. J’ai de belles paroles, et M. le prince de Conti est généralissime.

« Nous entrâmes dans son appartement, dont il défendit à Meinac, son valet de chambre, d’ouvrir la porte à personne, et puis, en se promenant avec vivacité, il dit tout haut : « M. d’Argenson m’a joué là un vilain tour. » Alors, pour l’apaiser et disculper le ministre, je lui rendis le compte le plus exact de ma dernière conversation avec lui. « Non, il t’attrape, il est faux ; il me craint, de près surtout, quand il me sent avec Mme de Pompadour, dont il redoute le crédit, mais dans le fond il me hait. — Il ne m’est pas permis de discuter une opinion avec monsieur le maréchal. Cependant que peut-il arriver de plus heureux à un ministre de la guerre que de voir ses veilles et ses travaux couronnés par la valeur, la conduite et les succès du général à qui le roi confie ses armées ? Croyez-moi, monsieur le maréchal ; voyez M. d’Argenson, qui serait déjà chez vous, s’il n’avait pas la goutte… — Non, ce n’est qu’un prétexte ; un ministre en place se croit un dieu. » Et puis, redoublant de vivacité dans sa promenade : « Tu m’aimes, j’ai de la confiance en toi ; tiens ! qu’ils ne cherchent pas à m’humilier et à me chicaner, je ne suis pas né leur sujet, et je leur ferais suer de l’encre, si je suivais le projet que m’inspirent leur injustice et mon mécontentement. — Monsieur le maréchal, je vous le répète, expliquez-vous avec M. d’Argenson. Je vous dois tout, et ma reconnaissance est incapable de vous proposer une fausse démarche. Faut-il vous le dire ? je sors de chez M. d’Argenson, qui donnerait tout au monde pour vous voir chez lui, et qui fera ce que vous voudrez. — Oui, il veut me voir chez lui par vanité. »

« Il me tint encore beaucoup de propos auxquels la vérité et mon attachement pour lui me firent répondre, puis il regarda sa montre. « Quoi ! déjà quatre heures ! — Monsieur le maréchal, vous m’avez gâté par vos confidences et la permission de vous dire ce que je pense ; je ne me retirerai qu’autant que vous me promettrez d’aller chez M. d’Argenson. Si ce n’est pas pour vous, vous devez au moins le ménager en faveur de tant de braves officiers qui ont combattu sous vos yeux et pour votre gloire. — Tu es donc un enragé ? À quelle heure le lever du roi ? — À dix heures. — Eh bien ! j’irai chez d’Argenson à neuf, pourvu qu’il n’y ait personne. Viens me prendre. »

« Quoiqu’il ne fût que quatre heures du matin, je n’hésitai pas à aller chez M. d’Argenson, qui se faisait faire la lecture toute la nuit, parce que sa goutte, très violente, ne lui permettait pas de sommeiller même quelques instans. Il fit sortir son lecteur ; je lui racontai toute ma conversation avec M. le maréchal, élaguant ce qui était trop fort ou inutile à mon objet, et le comblai de joie en lui apprenant qu’il le verrait à neuf heures. « Ne vous étonnez ni de sa bouderie ni de ses reproches. Je l’ai calmé en lui disant comment l’histoire du prince de Conti s’était passée. Il ne désire rien tant que d’avoir les mêmes patentes que M. de Turenne. Vous savez qu’il le mérite par la confiance de l’armée, et que le roi ne peut mieux faire que d’illustrer le général qui lui gagne des batailles : cela augmente