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tête de la grande armée de Brabant M. le prince de Conti. J’ai vu des lettres d’un courtisan qui mande à Paris que les affaires de M. le comte d’Argenson vont bien, le roi commençant à connaître le peu que c’est que le maréchal de Saxe. On s’en prend à lui, et l’on ne veut pas voir que c’est qu’on lui a gâté sa besogne à plaisir en le faisant tomber dans des entreprises qu’il ne voulait pas et qu’il faut cependant exécuter quand elles sont commencées. Son Lowendal, envié de toute l’armée, est absolument décrédité aujourd’hui par les petits-maîtres à talons rouges, et l’effet répond au dessein. » D’Argenson, par un retour à sa situation personnelle, et se rappelant que les courtisans ont aussi fait connaître au roi le peu que c’était que le marquis d’Argenson au point de vue de la capacité politique, ajoute avec amertume : « Je me suis vu aussi bien avec le roi dans mon district que le comte de Saxe l’est depuis trois ans dans son généralat. Sa majesté ne voulait voir que par moi, m’approuvait sur tout et me laissait faire ; tout allait bien, mais la malignité peu à peu a fait son trou. Ainsi le maréchal va-t-il tomber en disgrâce et se retirer cet hiver. » Voilà pour les cabales de cour ; les cabales de l’armée n’étaient pas moins vives, nous le savons par un mémoire fort curieux de Maurice lui-même au sujet du siège de Berg-op-Zoom. « Tout homme sage, dit-il avec un piquant mélange de modestie et de fermeté, doit être alarmé de voir son opinion désapprouvée généralement. Si l’incertitude et la variation est un mal dans les choses de la vie privée, on peut dire que c’est un malheur à la guerre, et quiconque change sa disposition par légèreté ou sur des opinions jette toutes les parties d’une armée dans le désordre et la confusion… Les personnes d’esprit, et surtout les personnes éloquentes, sont très dangereuses dans une armée, parce que leurs opinions font des prosélytes, et si le général n’est un personnage opiniâtre et entêté de son opinion, ce qui est un défaut, elles lui donnent des incertitudes capables de lui faire commettre de grandes fautes ; c’est le cas où je me trouve… Berg-op-Zoom est devenu une affaire au-dessus des forces humaines pour ainsi dire, ou du moins hors de tout exemple ; la politique et notre amour-propre peut-être nous ont échauffés sur cette entreprise au point que nous sommes prêts à y sacrifier l’armée, la gloire de nos armes et celle du roi. Les esprits s’échauffent, on blâme le général de sa lenteur, il ne saurait partir trop tôt pour se précipiter dans un labyrinthe qu’il prévoit ; on parle, on écrit des mémoires, on se communique ses idées, comme si celui qui est chargé de la conduite de cette campagne n’en était pas occupé. enfin on veut le faire marcher, on brigue, on cabale à cet effet[1]… »

  1. Mémoire de M. le maréchal de Saxe, dans les Lettres et Mémoires, t. IV, Paris 1794, p. 159.