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de Fabius un Annibal, mais je ne crois pas qu’un Annibal soit capable de suivre la conduite d’un Fabius. Je vous félicite de tout mon cœur… » Il est permis de s’en fier à ce témoignage ; si Maurice de Saxe a commis des fautes de stratégie après les campagnes que Frédéric le Grand glorifiait en pareils termes, ces fautes tenaient à l’emploi inopportun d’un système excellent ; l’intention du chef est à l’abri de tout reproche.

Mais on affirme qu’il a extorqué de l’argent aux vaincus, on l’accuse de s’être jeté sur les Flandres comme sur une proie ! Le marquis d’Argenson va même jusqu’à écrire ces mots dans son Journal : « Des gens qui reviennent de Flandre m’ont conté une partie des friponneries exercées par le comte de Saxe et le maréchal de Lowendal dans cette conquête. Cartouche n’en aurait pas fait davantage ni plus impudemment… Sous M. de Louvois, les conquêtes furent fort ménagées ; cette fois-ci on a cru devoir tout abandonner au pillage le plus affreux. » Ce pillage était général, répondra-t-on peut-être : les accusateurs de Maurice avaient fait bien pis encore, les ministres donnaient l’exemple ; la cour, cette cour nécessiteuse, cette cour de poussière, comme d’Argenson l’appelle, ne vivait que d’aumônes ou de rapines, et on ne dévorait pas seulement l’ennemi, mais la France, l’état, le trésor de tous, le trésor des pauvres ! — L’excuse est-elle bien digne de celui qui a eu l’honneur de tenir le drapeau de Fontenoy ? Plus on est grand, plus grande est la faute, et plus terrible aussi éclate le châtiment. Le châtiment de Maurice de Saxe, nous venons de le voir, ce fut d’être soupçonné de trahison, et de rencontrer partout ce soupçon calomnieux[1], au moment même où il achevait ses combinaisons décisives, à l’heure où il allait conquérir la paix dans Maëstricht !

Grande leçon, qui retentit sans cesse, quoique sans cesse oubliée

  1. Maurice avait pourtant des défenseurs. Un certain Mauger, garde du corps et versificateur, fit représenter au Théâtre-Français, le 10 janvier 1748, une tragédie intitulée Coriolan, qui fut interdite après cinq représentations, parce qu’on y avait vu toute sorte d’allusions à la lutte du maréchal de Saxe et de la cour. Or ces allusions étaient favorables à Maurice. Cette tragédie, qui ressemble à toutes les rapsodies du genre, contient au quatrième acte une délibération politique où se manifeste la pensée de l’auteur. Tullus, chef des Volsques, interroge ses lieutenans, Junius, Icilius, Céson, sur les soupçons que lui inspire la conduite de Coriolan. « Peut-on se fier à l’étranger ? Ne trahit-i ! pas notre cause ? » Junius et Icilius tiennent Coriolan pour un traître, et veulent le perdre dans l’esprit du chef. Céson le défend avec véhémence :

    Quelle injuste fureur vous arme contre lui
    Et veut priver l’état de son plus ferme appui ?
    De quoi l’accuse-t-on, soigneur ? quel est son crime’ ?
    D’avoir si justement mérité votre estime,
    D’avoir discipliné d’indociles soldats,
    Instruit nos généraux, augmenté nos états ?…
    Oui, quoique votre haine attende qu’il périsse.
    Au fond de votre cœur vous lui rendez justice.
    Et lorsqu’à l’accabler vous mettez tous vos soins,
    Vous seriez son ami si vous l’estimiez moins.
    En vain vous soutenez, condamnant sa conduite.
    Que sous un autre chef Rome eût été détruite…
    Ne vaut-il donc pas mieux, sans rien mettre au hasard,
    Assurer sa victoire et vaincre un peu plus tard ?
    Avouons tout, hélas ! sa vertu nous irrite :
    Nous voyons à regret un si rare mérite ;
    On veut perdre un héros qu’on ne peut effacer.
    Et son seul crime enfin est de nous surpasser.


    Le marquis d’Argenson écrit dans son journal à propos de ce singulier incident : « On vient de faire cesser les représentations de la tragédie nouvelle de Coriolan, qui n’était pas bonne, et dont on faisait des applications au maréchal de Saxe. On y voit un étranger dont tout le monde se défie et qui se défie de la nation qu’il sert, un roi fort stupide qui augmente son pouvoir à mesure qu’il a sujet de se défier de lui. » Ce n’est pas tout à fait cela ; Coriolan ou Maurice de Saxe n’excite pas la défiance de tous ; il a d’impétueux défenseurs, et l’auteur de la pièce au premier rang. D’Argenson n’avait pas vu sans doute cette plate tragédie, et il en parle sur ouï-dire. Peut-être aussi les vers que nous venons de citer avaient-ils donné lieu à des manifestations tumultueuses en sens contraires. Dans ce Paris déjà si vif, si passionné, c’était une occasion naturelle d’applaudir ou de siffler les personnages du drame public, le roi, les ministres, le comte de Saxe, le prince de Conti, selon les nouvelles du jour et les émotions du moment.