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l’improviste dans des événemens qui éclatent comme le dénoûment d’une longue crise morale, philosophique et politique, Mme Roland n’est pas seulement en effet un personnage ou une victime de plus; elle est une des figures les plus expressives, un type féminin de cette révolution qui, en la tirant de l’obscurité, met tout à coup en lumière une nature d’une originalité vivace et complexe. Un des traits les plus frappans de cette révolutionnaire formée dans l’ombre du XVIIIe siècle, c’est la sève bourgeoise, le sang bourgeois qui l’anime, et fait parfois passer sur son visage des rougeurs subites. Ce n’est point véritablement une plébéienne; elle n’a point la fibre populaire, l’instinct de la masse opprimée. Ce qu’elle éprouve pour ceux qui souffrent est plutôt un sentiment attendri de protection. « Du coin de mon feu, dit-elle, après une nuit paisible et les soins divers de la matinée, mon ami à son bureau, ma petite à tricoter, et moi causant avec l’un, veillant à l’ouvrage de l’autre, savourant le bonheur d’être bien chaudement au sein de ma petite et chère famille, écrivant à un ami, tandis que la neige tombe sur tant de malheureux accablés de misère et de chagrins, je m’attendris sur leur sort... » Le tableau est joli et peut être celui d’une de nos spirituelles bourgeoises contemporaines rêvant à son lever, en voyant tomber la neige, d’être dame de charité. Il n’y a rien de la révolutionnaire plébéienne. Mme Roland n’a même aucun respect pour le commerce, qu’elle traite fort lestement dans ses conversations caractéristiques avec son père, sans distinguer du reste entre les différentes natures de négoce, et, à vrai dire, vendre des diamans ou des petits pâtés lui semble à peu près la même chose, si ce n’est qu’en vendant des petits pâtés « on a son prix fait, qu’on trompe peut-être moins, mais qu’on se salit davantage. »

Cette bizarre fille de bijoutier a plutôt de la bourgeoisie ce qu’on pourrait appeler les qualités abstraites, le tempérament moral et philosophique; elle a surtout, d’instinct et de réflexion, la haine de l’inégalité des classes, des supériorités de rang, de l’injustice sociale, haine, sans nul doute, entretenue et ravivée par le sentiment de la disproportion entre ses goûts et la condition bornée de sa jeunesse. C’est le sentiment qui éclate lorsqu’elle se trouve devant Mme de Boismorel, cette grande dame qui la reçoit d’un ton si protecteur, lorsqu’elle rencontre sur son passage cette demoiselle d’Hannaches, la parente et la ménagère de l’abbé Le Jay, cette « grande haquenée sèche et jaune, » entêtée de noblesse, ennuyant tout le monde de ses parchemins, et malgré son ignorance, sa tournure empesée, son antique toilette et ses ridicules, bien reçue encore partout pour son origine. Un jour, avec sa mère, le petit oncle Bimont et Mlle d’Hannaches, elle a la fortune, au temps de sa jeu-