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nesse, d’aller à Versailles pour avoir pendant quelques jours le spectacle de la cour. Elle est logée au château chez Mme Legrand, femme de la dauphine; mais elle aime mieux voir les statues des jardins que les personnes du château, et comme sa mère lui demande si elle est contente de son voyage, elle répond : « Oui, pourvu qu’il finisse bientôt. Encore quelques jours, et je détesterai si fort les gens que je vois, que je ne saurai plus que faire de ma haine. — Quel mal te font-ils donc? — Sentir l’injustice et contempler à tout moment l’absurdité. » Qu’est-ce donc lorsque, invitée à dîner par une dame qui habite le château du fermier-général Haudry, à Fontenay, elle est reçue à l’office! C’est ce sentiment, passé en quelque sorte dans son tempérament et dans sa nature, qui se retrouve le jour où, reine à son tour au ministère de l’intérieur, en face de l’autre reine qui est aux Tuileries, elle fait entendre au roi Louis XVI, par la lettre fameuse de Roland, la parole vibrante et hautaine de la révolution, non un accent de vengeance, mais la rude parole d’une classe traitant désormais d’égal à égal, entrant avec une certaine âpreté dans son rôle de puissance nouvelle.

Un autre trait caractéristique de Mme Roland, c’est que, dans son essence intellectuelle et morale, elle est bien véritablement la fille du XVIIIe siècle, dont elle reproduit le mouvement d’idées, les habitudes d’esprit et d’imagination, les préjugés, la phraséologie. Je ne veux pas dire que dans ses aventures métaphysiques et dans les émancipations de sa raison elle aille aussi loin qu’elle le croit elle-même quelquefois, ni surtout qu’elle tombe dans l’excès des doctrines du temps. L’athéisme et le matérialisme lui répugnent, Helvétius lui fait mal. C’est après tout la femme qui terminera ses Mémoires par cet appel suprême : « Dieu juste, reçois-moi! » Si intrépide philosophe qu’elle soit, elle n’est pas sans avoir de secrets retours, comme des réveils de ses impressions premières, et même quand la raison, pour parler son langage, « a dissipé les illusions d’une vaine croyance, » dans la même page où elle bafoue le dogme, les mystères, les prêtres, elle ne cache pas qu’elle ne peut assister avec indifférence « à la célébration de l’office divin, » qu’elle se recueille à ce spectacle des misères humaines réunies pour implorer un puissant rémunérateur, que le goût de ses devoirs se ravive, et que si la musique fait partie de la cérémonie, elle se sent « transportée dans un autre monde. » C’est elle qui, un jour où elle a eu des troubles de cœur, écrit ce mot si vrai : « ... Depuis toutes ces scènes, je suis dévote, parce que c’est mon cœur qui agit. Toutes les fois qu’il a l’empire, la religion triomphe; reprend-il sa tranquillité, alors mon esprit prend son vol, se balance dans les airs, veut croire et doute encore. » A travers tout cependant l’influence du temps