Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 53.djvu/893

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t-elle portée de l’obscurité au grand jour de la lutte et du pouvoir? Reportez-vous à 1791, au premier voyage à Paris, et pénétrez dans ce petit salon simple et décent, au troisième étage de l’Hôtel Britannique, rue Guénégaud : là se forme une réunion dont Brissot est le premier lien. Quatre fois la semaine, quelques amis, des journalistes, des députés, se retrouvent autour de cette femme bien inconnue encore et s’entretiennent des affaires publiques, des destinées de la révolution, des travaux de l’assemblée. Robespierre y vient quelquefois et ne tarde pas à s’éclipser. Buzot commence à paraître. Pétion est aussi un des familiers de la maison. C’est ce qu’on appelle le petit comité. Mme Roland met une sorte d’amour-propre à se représenter en témoin passionné, mais muet, de ces conférences, travaillant dans un coin du salon, auprès d’une table, ou écrivant et se mordant plus d’une fois les lèvres pour ne pas se mêler à la conversation, pour ne pas dire son avis. Elle se fait une attitude un peu effacée; elle laisse voir du moins son sens net et ferme à l’impatience que lui causent tous ces esprits brillans, sincères, « savans politiques en discussion, » déployant leur science pendant trois ou quatre heures, mais n’entendant rien à conduire les affaires de la révolution, n’ayant ni marche tracée ni but fixe et déterminé.

Au fond, cette femme discrète, attentive, passionnée, est plus réellement homme que tous ces hommes, et c’est justement cette supériorité, sentie par tous, qui fait son influence. Roland est le sage, le vertueux, l’austère, l’intègre, dans ces réunions; sa femme est le lien, l’attrait, la force inspiratrice, le conseil décisif. C’est elle qui donne du relief et de l’importance à son mari, si bien qu’un jour, au mois de mars 1792, lorsque la cour, à bout de moyens, se résigne à former un ministère de patriotes, — c’était encore le seul nom par lequel se distinguaient tous les amis de la révolution, — on vient trouver Roland, rentré depuis peu à Paris après une courte absence, et on lui offre en ce moment redoutable le portefeuille de l’intérieur. On le choisit pour ses talens administratifs que font supposer ses anciennes fonctions, pour son zèle laborieux, pour son honnêteté reconnue, mais aussi certainement pour cette brillante femme qui est auprès de lui, qui exerce une fascination indéfinissable sur tous ceux qui l’approchent, et le lendemain l’intègre Roland, conduit par Dumouriez, fait son entrée aux Tuileries en costume d’une simplicité assez puritaine, en chapeau rond et en souliers à rubans, de façon à épouvanter le maître des cérémonies. « Eh! monsieur, s’écrie celui-ci, point de boucles à ses souliers! — Ah! monsieur, tout est perdu! » réplique Dumouriez avec un comique sang-froid. Le fait est que tout n’était pas gagné. Après avoir