Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 53.djvu/940

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et par expérience connu l’avenir? L’expérience vous parle d’hier, d’avant-hier, d’il y a cent ans, mille ans, je le comprends; mais l’heure prochaine, le jour de demain, qu’en peut-elle dire? Rien. Et si, en ce qui touche l’avenir, l’expérience est sourde, aveugle, muette, par quel miracle parviendrait-elle à prévoir la perpétuité des genres et le retour périodique des grands faits naturels? L’expérience a vu ou voit par nos yeux ou par ceux des autres ; mais prévoir est au-dessus de sa puissance, et puisque l’induction prévoit, l’induction et l’expérience sont deux facultés distinctes de l’esprit humain. La conséquence rigoureuse de la théorie de M. Mill, c’est qu’il n’y a pas de faculté d’induction. Et dès lors cette théorie, quoique l’expérience y soit remarquablement approfondie et décrite, n’a rien de scientifique à nous apprendre ni sur les fondemens, ni sur le degré de la certitude inductive.

Disons-le à l’éloge de M. Taine : son admiration pour M. Mill ne l’a pas empêché de reconnaître que le positiviste anglais a confondu l’induction, non-seulement avec l’expérience, mais, ce qui est plus grave encore, « avec les expériences. » Une telle induction réunit des matériaux, mais n’en tire aucune loi, et c’est là une lacune énorme. M. Taine a pensé qu’il était aisé de combler cette lacune. « Ce n’est pas assez, a-t-il dit, d’additionner des cas, il faut en retirer la loi. Ce n’est pas assez d’expérimenter, il faut abstraire. Voilà la grande opération scientifique. » À ce compte, l’induction de M. Mill serait complète, pourvu que l’abstraction vînt s’y ajouter. Nous n’en croyons rien. L’abstraction est une opération bien connue : elle consiste à isoler des individus eux-mêmes, à retenir et à considérer séparément un caractère commun à plusieurs individus observés. Pierre, Paul, Jacques, sont mortels : j’oublie Pierre, Paul, Jacques; je ne me rappelle que la mortalité qui leur est commune, et je réfléchis à ce caractère. Voilà l’abstraction. Supposez que je ne fasse pas autre chose, et il le faut bien, si je m’en tiens à l’abstraction : j’ai devant moi l’expérience, moins ce qu’elle contenait d’individuel, mais je n’ai rien au-delà de l’expérience, et je ne puis affirmer la mortalité que dans la mesure où je l’ai observée, c’est-à-dire dans trois cas dont je ne retiens que cette ressemblance. Que je dise davantage, que j’énonce la loi en ces termes : Donc tous les hommes sont mortels (quelle que soit d’ailleurs la cause de la mortalité), je généralise, j’induis, par conséquent je franchis les limites et de l’abstraction et de l’expérience. Ainsi l’abstraction simplifie le résultat de l’expérience; elle n’étend ce résultat en aucun sens, ni dans l’espace, ni dans la durée, et l’induction de M. Mill est aussi stérile après la correction de M. Taine qu’elle l’était auparavant.