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suivante : « Voici ce que dit djan-hoï. Je pardonne à tous ceux qui quitteront cette nuit le camp de Négousié, et je leur assigne trois ghedem (lieux d’asile), savoir : l’église d’Axum, celle d’Adoua et mon propre camp. Quant à ceux que je trouverai demain sous les armes, qu’ils ne s’attendent point à merci ! » Au matin, Négousié n’avait plus autour de lui que ses fidèles Agaus et un petit nombre de Tigréens : la plupart des soldats s’étaient dispersés pour regagner leurs villages, les chefs les plus compromis s’étaient retirés dans les deux églises d’Axum et d’Adoua. Le malheureux réunit, en versant des pleurs de rage, ses derniers défenseurs, fit avec eux une trouée dans l’armée ennemie, puis se jeta dans les montagnes avec une vingtaine de cavaliers. Poursuivi avec vigueur, perdant chaque jour quelques hommes tués ou en fuite, il finit par rencontrer des paysans qui le reconnurent à une dent brisée et l’amenèrent à Théodore II, ainsi que son frère Tesama. Devant son vainqueur, le prétendant montra, dit-on, peu de dignité. Théodore, de son côté, semblait disposé à la clémence : il dit aux deux frères qu’il leur laisserait leurs fiefs, s’ils voulaient lui payer tribut, et leur fit servir à souper ; les deux captifs s’endormirent pleins d’espoir ; mais le lendemain le vent avait tourné : le négus ordonna de leur couper la main droite et le pied gauche, et par un raffinement de barbarie défendit de leur donner un verre d’eau pour apaiser la soif brûlante qui suit toujours cette affreuse opération. Tesama succomba le jour même ; la robuste constitution de Négousié le soutint plus longtemps, et l’on pense qu’il aurait guéri, si le négus avait permis de lui donner les soins qu’on refuse rarement aux suppliciés. Le troisième jour, il réclama lui-même un coup de lance qui mit un terme à ses intolérables tortures.

Ainsi finit le seul homme qui ait sérieusement mis en péril l’édifice politique inauguré par Théodore II. Sa mort, — que suivit de près celle de ses principaux généraux, suppliciés à Axum malgré l’inviolabilité du lieu d’asile et la parole donnée, — fut imputée à la négligence de la France, et a servi contre elle à bien des accusations : on a pu voir si elles étaient fondées. Quant au vainqueur, le degré d’infatuation auquel il arriva donne la mesure des inquiétudes que l’intervention française lui avait inspirées. Lorsqu’il entra à Axum après le supplice du vaincu, et qu’il reçut la tremblante députation du clergé axumite, il prononça un discours où l’on remarque ces paroles, les plus folles peut-être que jamais homme ait osé proférer : « J’ai fait un pacte avec Dieu. Il a promis de ne pas descendre sur terre pour me frapper, et j’ai promis de ne pas monter au ciel pour le combattre. »


GUILLAUME LEJEAN.