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de l’aube, elle se releva, reprit le chemin qu’on l’avait vue suivre au commencement de la nuit, et avant que l’aurore eût paru, elle s’était glissée sans bruit dans l’intérieur du petit rancho où elle demeurait à l’estancia de Santa-Rosa.


IV

Deux jours avant l’arrivée de sir Henri à l’estancia, don Estevan et ses filles avaient eu ensemble un grave entretien. Le correo avait apporté du Rosario un petit paquet contenant deux écrins : c’étaient des boucles d’oreilles de perles et d’émeraudes et des épingles assorties pour retenir les voiles. Don Estevan prit les écrins, lut avec attention la lettre qui accompagnait ces joyaux, et rejoignit aussitôt ses filles, qui étaient dans leur jardin. Ce jardin était clos de murs comme tous ceux du pays ; mais on avait déguisé la tristesse de ces murailles sous mille plantes sarmenteuses qui transformaient la terre et les briques en une paroi émaillée pleine de grâce et de fraîcheur. Là croissaient le chèvrefeuille au parfum pénétrant, la passiflora avec ses belles corolles étoilées d’un lilas tendre jaspé de blanc, des convolvulus ponceaux au feuillage délicat comme une plume, des clématites blanches et roses, des cobéas violets à reflets pourpres, des glycines à grappes de fleurs d’un bleu pâle, des asclépias aux étoiles nacrées, la rose de Banks d’un rouge sombre, le jasmin du Chili et cent autres lianes charmantes. Le. milieu du jardin était occupé par un grand oranger-myrte dont l’ombrage abritait des buissons de jasmins du Cap et de camélias. Aux angles étaient des bosquets touffus, où soir et matin de brillans colibris venaient pomper le suc parfumé des fleurs. Leur bourdonnement affairé et joyeux se mêlait aux gaies chansons des caseros (fauvettes) dont les cages, suspendues aux branches des citronniers et des lauriers-roses, semblaient devoir rendre la captivité supportable à leurs hôtes.

Mercedes et Dolores, vêtues de mousseline blanche, assises sous un berceau, étaient occupées à broder pour leur père un riche tapis de selle où des fils d’or et d’argent, mêlés à des soies de toutes couleurs, traçaient des arabesques bizarres d’un goût oriental. Mercedes, le. visage appuyé sur sa main délicate, regardait Dolores assortissent des écheveaux de nuances diverses.

Sur le seuil du jardin, don Estevan s’arrêta un instant, et à la vue de ces visages sourians et paisibles, de ces fleurs, de ces oiseaux, de ces ouvrages de broderie, tableau achevé d’une vie de jeune fille libre de tout souci, il sentit comme un trait aigu qui lui perçait le cœur. Son éducation ne l’avait pas conduit à approfondir ses impressions. Il les saisissait pour ainsi dire à la surface,