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de la France, « un traître d’Italien, » dit le marquis d’Argenson, qui était né sujet de Marie-Thérèse et avait toute sorte d’intérêts à ménager l’Autriche. À ces contradictions, les unes singulières, les autres vraiment honteuses, ajoutez le plus douloureux des contrastes ; le prétendant Charles-Edouard, celui dont on avait exalté l’héroïque ambition, celui à qui le gouvernement de Louis XV avait prêté deux fois les vaisseaux de la France ; était arrêté à l’Opéra, garrotté comme un malfaiteur, jeté dans le donjon de Vincennes et de là hors des frontières. Certes il fallait que le roi eût bien peur de voir la paix lui échapper pour subir de telles conditions. Décidément, si Maurice de Saxe n’est qu’un homme de guerre, ses beaux jours sont passés. Il a beau écrire avec amertume : « Ceux qui ont fait la paix s’en repentiront avant deux mois ; » la paix est faite, et l’épuisement du pays semble éloigner pour longtemps la reprise des hostilités. Que va devenir le vainqueur de Fontenoy ? Le grand capitaine a terminé sa tâche ; nous allons voir reparaître le voluptueux et le rêveur. Pour tromper l’activité qui le dévore, et que ne régit aucun principe supérieur, il ne lui restera plus qu’une espèce de souveraineté féodale dans sa capitainerie de Chambord. N’est-ce pas là une des plus étranges apparitions du XVIIIe siècle ?

« J’ai vu, écrivait en 1577 un ambassadeur du conseil des dix qui venait de visiter Chambord, j’ai vu dans ma vie plusieurs constructions magnifiques, jamais aucune plus belle ni plus riche… L’intérieur du parc dans lequel le château est situé est rempli de forêts, de lacs, de ruisseaux, de pâturages, de lieux de chasse, et au milieu s’élève ce bel édifice avec ses créneaux dorés, ses ailes couvertes de plomb, ses pavillons, ses terrasses, ses galeries, ainsi que nos poètes romanciers décrivent le séjour de Morgane ou d’Alcine… Nous partîmes de là émerveillés, ébahis ou plutôt confondus[1]. » On pourrait former tout un livre en réunissant les tableaux que les écrivains les plus divers ont tracés du château de Chambord, depuis le vieil architecte français Ducerceau, qui en admire « le regard merveilleusement superbe, » jusqu’au poétique auteur de Cinq-Mars, qui en a si bien décrit les dômes bleus, les élégans minarets, les terrasses dominant les bois, toutes les féeries dérobées aux pays du soleil par quelque génie de l’Orient. Le prince de Puckler-Muskau dans ses Récits de Voyage, Chateaubriand dans sa Vie de Rancé, ont ajouté de nouveaux traits à cette peinture et rivalisé par la hardiesse du coloris avec la hardiesse de l’édifice. Il semble pourtant, même après de tels artistes, qu’il reste encore bien des choses à mettre en relief, tant est riche et variée, comme dit naïvement

  1. L’auteur de cette description est Jérôme Lippomano. — Voyez Relations des ambassadeurs vénitiens, t. II, p. 300-302.