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des bouges noirs où des enfans crasseux, de petites filles ébouriffées enfilent leurs bas et tâchent de rattacher ensemble leurs haillons, Jamais une éponge n’a passé sur les vitres, ni un balai sur les escaliers ; la saleté humaine les a imprégnés et en suinte ; une âcre odeur saumâtre monte aux narines, Plusieurs fenêtres semblent croulantes. Les escaliers disjoints rampent autour des murs lépreux. Dans les rues transversales, parmi la fange, les tronçons de choux et les pelures d’oranges, quelques échoppes plus basses que le pavé entre-bâillent leur trou, et l’on y voit s’agiter des ombres : un boucher qui étale de la viande saignante et des quartiers de veaux pendus au mur, un friturier qui a l’air du plus farouche sicaire, un énorme moine, sale, l’air effronté, qui rit largement les mains posées sur sa bedaine, un chaudronnier noblement drapé, calme et fier comme un prince, et tout alentour une quantité de figures expressives, quelques-unes parfaitement belles, presque toutes énergiques, avec des attitudes d’acteurs, souvent avec une sorte de gaîté bouffonne et une promptitude extrême à prendre l’expression grotesque. Nos Français du bateau, nos vingt jeunes soldats avaient l’air bien plus doux et bien moins emphatique ; c’est une race de fabrique moins forte et plus fine.

C’est ici que notre pauvre Stendhal a vécu si longtemps, les yeux tournés vers Paris, « Mon malheur, écrivait-il, c’est que rien n’excite la pensée ; quelle distraction puis-je trouver au milieu des cinq mille marchands de Civita-Vecchia ? Il n’y a là de poétique que les douze cents forçats ; impossible d’en faire ma société. Les femmes n’ont qu’une seule pensée, celle de trouver le moyen de se faire donner un chapeau de France par leur mari. » Il reste encore ici un ami de Stendhal, un chanoine archéologue : à ce titre, il passe pour libéral ; depuis vingt ans, il n’a pu obtenir la permission d’aller passer trois heures à Rome.

Çà et là dans les rues, sur les places, s’étale la vie méridionale. Un chaudronnier, des cordonniers ambulans travaillent en plein air. — Des gamins, pieds nus, le museau barbouillé, jouent aux cartes sur une charrette. — A l’angle d’une ruelle ignoble, sous un bec-de-gaz, une madone entourée de cierges, de fleurs, de couronnes, de cœurs coloriés, sourit sous son verre, et les passans se signent. — Deux pêcheurs arrivent sur la place avec trois corbeilles ; un marché s’improvise, vingt personnes s’assemblent alentour avec une curiosité extrême comme devant un spectacle, gesticulant et fumant ; des demi-messieurs emportent leur poisson dans leur foulard.— Une quantité de polissons déguenillés et de grands gaillards drapés dans leurs manteaux noirs ou bruns vaguent dans les coins, respirent l’odeur des fritures, regardent la mer ; certainement il y a dix ans qu’ils couchent par terre dans leur manteau, jugez