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c’est l’image des Juifs et des païens que Dieu devait rassembler par l’Évangile. La femme de Loth à son tour, changée en une statue de sel visible encore (ceci faisait également partie des croyances vulgaires), c’est l’image de l’église qui doit demeurer jusqu’à la fin des temps. — Il est vrai que les passans arrachent parfois des membres tout entiers à la statue de sel, mais Irénée croit que les membres arrachés repoussent d’eux-mêmes. On conçoit l’application qu’il en fait.

On aurait bien tort d’attribuer à un désir quelconque de dénigrement ces révélations sur un genre de littérature plus admiré de commande que connu et étudié de près. L’essentiel pour nous est de ramener à leurs vraies proportions ces figures historiques vis-à-vis desquelles nous avons désormais l’inappréciable avantage de pouvoir nous exprimer sans antipathie comme sans idolâtrie. Irénée n’est pas seulement l’étrange allégoriste qu’on vient de voir. Il y a des momens où sa pensée s’élève et s’épure ; c’est quand il exprime une idée juste avec son accent de piété sincère, souvent émue, et ces passages contrastent heureusement avec les subtilités arides ou prolixes où s’égare trop souvent la plume du controversiste. On en a la preuve dans ce beau fragment du second livre, où il oppose aux folles spéculations du gnosticisme les règles de modestie que l’homme doit toujours se prescrire quand, avec son intelligence limitée, il veut sonder les profondeurs de l’infini :


« Si quelqu’un ne trouve pas la cause de tout ce qu’il cherche, qu’il réfléchisse à ceci que l’homme est infiniment moindre que Dieu, qu’il n’a reçu la grâce qu’en partie, qu’il n’est ni égal ni semblable à celui qui l’a fait, et qu’il ne peut avoir, comme Dieu, l’expérience et la pensée de toute chose. Autant il est inférieur, lui qui est fait d’aujourd’hui et qui a commencé d’être, à celui qui n’a pas été fait et qui demeure toujours le même, autant îl lui est inférieur en savoir et dans la connaissance des causes, car tu n’es pas incréé, ô homme, et tu n’as pas toujours coexisté avec Dieu comme son Verbe. C’est grâce à sa bonté immense que, créature commençant à vivre, tu apprends peu à peu de son Verbe les dispositions du Dieu qui t’a fait. Garde donc le rang assigné à ton savoir et ne t’avise pas de vouloir dépasser Dieu comme si tu ignorais le bien qu’il t’a fait. On ne dépasse pas Dieu. Et ne te demande pas ce qu’il y a au-dessus du Créateur : tu ne trouveras rien. L’auteur de ton être ne se laisse pas déterminer. Et ne va pas concevoir un père qui lui soit supérieur comme si tu l’avais mesuré, comme si tu avais pénétré toute son œuvre, comme si tu avais contemplé jusqu’au bout ses profondeurs, ses hauteurs et ses largeurs, car ce ne serait pas là la conception d’un penseur, ce serait la folie d’un homme qui contredit la nature des choses. Et si tu persévères dans cette voie erronée, tu tomberas dans la démence, te croyant plus sublime et meilleur que ton Créateur, et l’imaginant avoir dépassé ses royaumes. »