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besoin de se rapprocher du monothéisme chrétien, qui s’imposait toujours plus, sans rompre décidément avec le point de vue polythéiste, dont la puissance était encore si grande. Cela est si vrai qu’en définitive l’église des premiers siècles ne vainquit le gnosticisme qu’à la condition de lui opposer une gnose à elle, beaucoup moins compliquée, plus respectueuse pour le sens commun, mais enfin une gnose, une théologie spéculative, dont ne se doutaient guère les artisans et les pêcheurs qui les premiers reçurent l’Évangile, et qui, s’il s’agit de la discuter, n’est pas tout à fait à l’abri des critiques rationnelles que les écrivains orthodoxes adressèrent à la gnose hérétique. On a beau dire, cette théologie qui stipule l’existence d’un Verbe personnel, de même essence, si l’on veut, que le Père, mais enfin nettement distinct de celui qui seul ne tient son être que de lui-même, qui de plus ajoute aux deux premières une troisième personne divine sous le nom de Saint-Esprit, dont les attributs et les fonctions sont également choses distinctes, — une telle théologie, en réalité, enseigne l’existence de trois dieux, non pas d’un seul. Et il ne faut pas alléguer ici l’unité essentielle, l’unité de substance, en disant qu’elle suffit. Trois hommes, ayant en commun la substance humaine, sont trois hommes et non pas un seul ; mais nous n’insistons pas : notre intention n’est ici que de montrer, par un exemple frappant, combien il s’en faut que, dans le domaine de la pensée religieuse, la défaite visible d’une tendance soit l’équivalent de son assimilation. Le gnosticisme, vaincu comme hérésie, comme système indépendant, se retrouva, amoindri, mais puissant encore, dans l’église, comme le paganisme se retrouva dans la chrétienté après Constantin, comme le catholicisme romain continue d’agir au sein de plus d’une église protestante et de plus d’un parti philosophique.

Sans doute ce n’est pas encore dans Irénée que l’on peut voir l’épanouissement de cette gnose catholique dont la fixation était réservée aux grands conciles du ive et du ve siècle. On peut même, si l’on veut s’en donner la peine, le surprendre assez souvent en flagrant délit d’hérésie inconsciente. D’ailleurs sa lutte avec le gnosticisme avait développé en lui un trait qui sans doute avait toujours fait partie de son caractère, la timidité en fait de spéculation théologique. Il est difficile de tirer de ses écrits des définitions claires, encore plus d’organiser ses vues en un système logique. Il y a loin de ses ébauches de théologie transcendante au système hardi, tranchant, toujours fidèle à lui-même, de son éloquent contemporain Tertullien. M. Duncker n’a négligé aucun effort dans sa Christologie d’Irénée pour tirer un ensemble des idées peu cohérentes du presbytre-évêque de Lyon. Il a dû y mettre tellement du sien que