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des alliances, que la Prusse et la Russie lui tendaient les bras. Un organe sénatorial fondé tout récemment, et auquel en Autriche on avait le tort d’attribuer les attaches les plus hautes, s’essayait à cette occasion pour la première fois à cette politique d’équivoque qu’il présentait comme une politique d’équilibre, et qu’il n’a cessé de prêcher depuis dans mainte question grave et tranchée. On lui annonça de Berlin que le tsar allait proclamer une constitution libérale pour tout son empire, et sa joie ne connut plus de bornes ! Est-ce M. de Bismark, par hasard, qui se portait garant de cette nouvelle, « puisée aux meilleures sources ? » On n’a pas oublié peut-être la demande ingénue qu’adressait en avril 1863 lord Russell au baron Brunnow : « pourquoi des institutions représentatives ne seraient-elles pas accordées en même temps au royaume de Pologne et à l’empire de Russie ? » Eh bien ! la presse officieuse de Paris, avec beaucoup moins de candeur, se posait cette même question au mois d’août, et elle y répondait sur un ton d’affirmation béate. Une constitution libérale étant préparée à Saint-Pétersbourg, il était naturel que la Pologne en eût sa part ; la France n’avait plus rien à demander, et les Polonais devaient tout espérer de l’esprit éclairé et magnanime de l’empereur Alexandre II. Et tout cela, on le disait au plus fort des persécutions, à l’apogée, des atrocités de Mouraviev, au moment même où le prince Gortchakov méditait le passage suivant de la dernière note de M. Drouyn de Lhuys (3 août) : « dans le soulèvement dont nous avons le spectacle, la Pologne a fait appel à ce qu’il y a de plus élevé dans le cœur de l’homme, aux idées de justice, de patrie et de religion… » Quoi d’étonnant alors que le vice-chancelier russe crût pouvoir répondre (7 septembre) par un haussement d’épaules et une dépêche dédaigneuse ? Quoi d’étonnant encore si à Vienne également on croyait ne pas devoir prendre trop au sérieux la récente communication de M. le duc de Gramont ? Il faut bien le redire, la courte perturbation du mois d’août et les expédiens préconisés à ce moment par certains organes parisiens eurent une influence des plus déprimantes sur la marche ultérieure des événemens. Pour un esprit spéculatif et désintéressé, c’était même un sujet de graves et tristes méditations que ce manque absolu de sens moral que révélait à cette occasion une presse jadis plus digne et plus libre[1].

  1. La Revue n’a cessé de réagir à cette époque contre les alarmes excessives causées par le congrès de Francfort et contre le langage tenu alors par une presse beaucoup trop complaisante. Voici comment s’exprimait la Chronique du 15 septembre 1863 : « On a pu juger par là à quel point l’esprit public a été abâtardi chez nous par l’absence de la liberté de la presse. Les amis officieux du régime actuel ont trouvé tout naturel que le gouvernement français pût avoir la politique la plus décousue et la plus inconsistante et personne ne les a contredits. Ils ont trouvé tout simple que notre gouvernement ne cherchât qu’un prétexte pour enterrer la question polonaise ; ils ont trouvé parfaitement logique que notre gouvernement se fit un jeu de ses alliances, quittât sans façon ses amis d’hier et offrit le bras à ses adversaires de la veille. Pour mettre le dernier trait à cette triste imbécillité de l’esprit public en France, il fallait encore, et c’est ce qui est arrivé, qu’en soufflant dédaigneusement sur cette illusion, la presse russe donnât à nos journaux officieux une leçon d’esprit et de dignité… ».