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et dans sa pensée. Jusque-là en effet c’était l’homme du travail solitaire et recueilli. Il faisait de l’histoire une sorte d’art sacré; il traçait cette description si vivante de la France dans sa formation, faisant de la géographie un vrai drame; il racontait avec une émotion religieuse la vie de Jeanne d’Arc. Il avait à travers tout d’invincibles tendresses pour le moyen âge. A dater du jour de la mystérieuse apparition, tout a changé sensiblement; M. Michelet est devenu un autre homme, se jetant dans toutes les mêlées avec la passion d’une nature nerveuse et irritée, curieux non plus seulement de l’histoire, mais des secrets de la vie, même des maladies, — s’enhardissant à toutes les tentatives, heureux quelquefois dans ses audaces, parfois aussi se perdant dans de prétentieuses subtilités, toujours sous le poids de sa grande obsession, poursuivant l’oiseau noir, le voyant partout, dans le passé et dans le présent, et voulant à tout prix en délivrer l’humanité, promenant enfin un des esprits les plus charmans et les plus étincelans dans toutes les sphères du connu et de l’inconnu. Il était déjà passionné dans son recueillement, il l’a été encore plus dans ses dispersions. Il a eu surtout une prétention particulière, celle de n’être pas ce qu’il est réellement, de vouloir tout embrasser dans une intelligence plus fine, plus pittoresquement inventive, plus originalement ingénieuse que large et féconde, plus capable de tracer de vivans tableaux de l’art ou de la nature que d’interpréter avec clarté les grands mouvemens humains ou de formuler le symbole des croyances religieuses de son siècle. C’est ainsi qu’avec des dons merveilleux, avec de la sincérité, du désintéressement, M. Michelet en vient à écrire des œuvres diffuses, comme la Bible de l’Humanité, comme les derniers volumes de son histoire, où ses rares qualités s’émoussent, où ses défauts grossissent dangereusement. Il s’en donne, comme on dit, à cœur-joie dans le sens de ses affectations et de ses faiblesses.

Je ne sais s’il est un talent mieux doué pour éblouir par l’imprévu, par la nouveauté des traits qu’il prodigue comme un vrai magicien, et en même temps mieux fait pour dérouter, pour impatienter par toutes les contradictions où le jette une absence à peu près complète d’équilibre moral, par un tourbillon incessant d’instincts, de tons, de couleurs, qui se mêlent sans se lier. Depuis qu’il s’est élancé dans cette carrière où le solitaire de la veille est devenu l’écrivain que tourmente le goût de la vie et de la popularité, M. Michelet ressemble à une âme en peine qui essaie toutes les formes visibles, même celles qui répugnent le plus à sa nature. Il va du présent au passé, de la psychologie morale à la description du monde des oiseaux et des insectes, de l’histoire à l’étude de l’o-