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feu sans nombre, qui s’appelaient Tancredi, le Barbier, la Donna del Lago, la Gazza, la Cenerentola, l’Italiana in Algeri, la Semiramide? À cette influence du rossinisme, aucun n’échappa, bien entendu que je ne parle ici que des compositeurs en communication directe avec le public. Hérold comme Boieldieu, comme Auber, tous la subirent; la Dame blanche et les Deux Nuits, Fra Diavolo, Marie, Zampa, le Pré aux Clercs, abondent en témoignages, mais, Dieu merci, sans qu’on ait rien à regretter.

On raconte que les mères de Sparte, pour faire de beaux enfans, contemplaient les images des dieux. Ainsi procédaient nos maîtres; ils écoutaient, ne se lassaient pas d’écouter ces chefs-d’œuvre d’un attrait puissant, irrésistible, et, sous le charme de cette ivresse, ils composaient les leurs. Qu’importent les formules trop particulières au grand Italien qu’on rencontre çà et là? Que nous font ces abus de la cadence et du crescendo, si la virtualité individuelle maintient ses droits? Ce qui constitue un des traits distinctifs des maîtres de l’école française, c’est qu’à aucune époque ils ne se sont laissé envahir par l’imitation. Le génie les attire, les captive, il ne les absorbe pas. Tout au plus s’agit-il avec eux d’une influence atmosphérique. Sous le ciel très variable où nous vivons, il suffit de l’arrivée d’une comète pour modifier en quelques heures les conditions du climat et faire que le vent, qui était du nord, tourne au sud; mais les comètes disparues, la température reprend son équilibre, et le bon vin qu’on doit à leur passage reste toujours du vin de France. On se tromperait fort d’ailleurs à croire que Rossini soit le seul qui ait exercé sur nos musiciens une action si dominante. Mozart avant lui régna de même, et Grétry se montre incessamment préoccupé de ce style qu’il bégaie, ne le pouvant parler, ce qui semblerait vouloir dire que l’école française ne saurait exister qu’à la condition d’emprunter son bien de part et d’autre. Je n’oserais beaucoup affirmer le contraire, à moins pourtant qu’il ne s’agisse de l’opéra-comique, car sur ce terrain la musique française est chez elle, avec ses traditions, son génie même, capable de rester original en s’appropriant à divers degrés l’esprit d’autrui. Il y a du rossinisme dans la Dame blanche, il y en a dans Fra Diavolo et le Pré aux Clercs, ce qui n’empêchera jamais Boieldieu, Hérold et M. Auber de compter parmi les maîtres. Voulez-vous voir la part d’originalité qui leur revient? Comparez les ouvrages que je viens de citer avec un opéra-comique écrit par un Italien pur, la Fille du régiment par exemple. Ce qui manque ici, ce n’est certes point la mélodie ni l’entrain, mais le trait caractéristique, l’air de famille. Des duos de grand-opéra, des cavatines, des finales, la faconde prolixe du Napolitain, plus de proportion gardée, partant plus de genre, un opéra italien fort agréable au demeurant, la Figlia del regimento, mais un opéra-comique, non pas! Ce ne quid nimis du poète latin ne fut jamais mieux atteint, mieux traduit qu’à ce théâtre, et par M. Auber. À ce titre, le Domino noir restera comme un modèle exquis : ni trop ni trop peu, c’est parfait.