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bateau chargé de voyageurs. A distance se montre sur la rive qu’on vient de quitter un mur de rochers à pic connus sous le nom d’Aust Cliffs et marquant un point de repère pour les vaisseaux qui s’engagent du canal de Bristol dans l’estuaire du Severn. A peine le bateau à vapeur a-t-il touché la seconde jetée, également appuyée sur de massives charpentes, que les voyageurs remontent en wagon : une locomotive toute fraîche les attend sur le chemin de fer, ainsi que faisaient jadis les chevaux de relais sur les grandes routes.

La contrée qui s’étend au-delà du Severn appartenait autrefois à la principauté de Galles : elle en a été depuis longtemps détachée; mais on peut dire que le paysage qui la caractérise n’est déjà plus anglais. Nous entrons ici dans le domaine des touristes. Que viennent-ils chercher de l’autre côté du fleuve? D’abord le sud du pays de Galles est la terre des ruines. Sur la limite où les deux races ennemies, les Saxons et les Bretons, se sont si souvent rencontrées les armes à la main, s’élevaient des forteresses aujourd’hui démantelées, telles que les châteaux de Chepstow, de Raglan et de Cardiff. Ces anciennes citadelles gardent jusque dans la caducité un air de grandeur et de fierté menaçantes. Et pourtant la nature a triomphé en quelque sorte de ces sombres édifices témoins de tant de sièges, de batailles et de dissensions civiles. Le lierre, non plus humble et rampant, mais ayant acquis les proportions de véritables arbres, enlace de ses bras robustes les plus hautes tourelles. La voix du coq retentit dans les cours où sonnait le clairon, et de grands bœufs nonchalamment couchés près de la vieille poterne normande occupent la place des anciennes sentinelles qui gardaient l’entrée du château. Les édifices religieux ont subi le même sort; la célèbre abbaye de Tintern[1] a été saisie en quelque sorte dans sa vieillesse par les forces toujours jeunes d’une végétation envahissante qui lui ont donné comme une seconde vie. Les herbes, la mousse, les arbustes, les fleurs sauvages semblent avoir pris à cœur de remplir les vides de l’architecture; des plantes grimpantes balancées par le vent pendent le long des belles fenêtres aux fines nervures de pierre et les consolent des vitraux détruits. Au moment où je visitai cette vieille église monastique, un sorbier chargé de fruits rouges comme des grains de corail étalait joyeusement ses branches sur une partie de l’aile gauche, depuis longtemps écroulée; la voûte du ciel servait de toit à l’édifice, entièrement découvert, et une bande d’oiseaux chantaient vêpres dans les arceaux délabrés,

  1. Cette abbaye fut fondée en 1131 par Walter-Fitz-Richard de Clare pour des moines de l’ordre de Cîteaux. Les voyageurs trouvent dans le gardien de ce curieux édifice un guide intelligent et éclairé. Pour lui, ce n’est point une ruine, c’est un ami.