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pagnies et les capitaux étrangers, préférant la garantie d’un intérêt même élevé à la régie, qui fait descendre l’état dans le domaine de l’industrie privée. C’est surtout dans la question du percement des Alpes que se révèle sa conduite à la fois prudente et hardie.

Avant d’attaquer directement le rempart du Mont-Cenis, M. de Cavour songe à le faire aborder par deux lignes de chemins de fer l’une s’avançant par la vallée de l’Arc jusqu’à Modane, l’autre par la vallée de la Dora jusqu’à Suse. La concession du Victor-Emmanuel à une compagnie française et la construction par l’état de la ligne de Turin à Suse sont comme les travaux d’avancement destinés à préparer l’assaut des Alpes. L’état d’un côté et l’industrie privée de l’autre, une fois arrivés aux abords de la place, seront inévitablement forcés de combiner leurs efforts et leurs capitaux pour l’emporter. Ce système mixte n’était pas l’idéal du grand ministre. qui aurait voulu tout abandonner à l’action privée des capitaux librement associés; mais en cette œuvre extraordinaire, longue, difficile, d’un succès incertain, la politique du laisser-faire n’était plus de mise : il ne fallait rien moins que l’union de l’état et de l’industrie privée pour franchir les Alpes. La compagnie du versant nord, plus pressée que l’état de surmonter l’obstacle qui stérilisait sa concession, demanda en 1856 et obtint facilement une nouvelle concession pour raccorder les chemins de fer de la Savoie avec la ligne française de Lyon-Genève d’un côté, et de l’autre avec la ligne de Suse en franchissant le Mont-Cenis par un tramway américain. À cette époque, l’idée américaine des chemins de fer s’élevant sur les montagnes par des rampes de 5, de 6 et même de 9 pour 100 et par des courbes d’un petit rayon avait séduit beaucoup d’ingénieurs de l’ancien monde, entre autres les ingénieurs anglais et français au service de la compagnie des chemins de fer de la Savoie, qui tentaient de l’appliquer au Mont-Cenis; mais cette idée singulière, qui se présentait en concurrence avec celle des grands tunnels sous les montagnes, avait toujours été antipathique au génie civil du Piémont. « Savez-vous, messieurs, répondait-il par l’organe de son représentant le plus autorisé, M. Menabrea, savez-vous ce que veut dire vouloir s’élever au-dessus des montagnes? C’est se mettre dans l’obligation de vaincre une force qu’on ne peut pas détruire : la gravité. Maintenant voulez-vous savoir ce que signifie la gravité au point de vue du chemin de fer ? Cela veut dire que pour s’élever à une hauteur de cinq mètres, il faut employer le même travail que pour parcourir horizontalement un kilomètre, ou, en d’autres termes, qu’en s’élevant à une hauteur de cent mètres, c’est comme si l’on parcourait vingt kilomètres. Ainsi, comme le passage du Mont-Cenis est à 2,000 mètres au-dessus du niveau de la mer, ceux qui proposent