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Page:Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 56.djvu/213

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qui peuvent être admis dans le temple de la gloire, on verrait que tous ont été animés par cet enthousiasme qui nous élève au-dessus de nous-mêmes. C’est par lui que les pensées s’échauffent, se vivifient, prennent quelque chose de l’immortalité des dieux, et forment cette chaîne inspiratrice dont Platon nous parle dans son dialogue du Poète. Ceux qui se défieraient des poètes et de la Grèce peuvent trouver ces mêmes idées en prose, et au XVIIIe siècle. Voltaire veut qu’un auteur ait le diable au corps. Comme Platon, mais d’une autre manière, il ajoute quelque chose aux pensées de l’homme pour qu’elles durent et franchissent le long intervalle. L’autre race d’écrivains, celle qui s’est volontairement abstenue de l’inspiration et qui semble avoir pris pour devise cette pensée de Fontenelle, qu’on ne doit donner dans le sublime qu’à son corps défendant, parce qu’il est peu naturel, — race spirituelle quelquefois et merveilleusement douée de sagesse humaine, — peut approcher du temple, mais n’en franchit pas le seuil. Ses œuvres se trouvent dans les bibliothèques et dans le cabinet des lettrés ; elles ne sont point dans les mains de tous, et manquent de popularité.

C’est le sort de Saint-Évremond : il appartient à cette seconde race ; il est de ceux qui méritent d’être goûtés, et qui ne le sont que du petit nombre. Ses écrits sont en quelques parties égaux aux meilleurs, ils restent sans influence. Philosophe par goût, qui n’a point souhaité d’avoir d’autre disciple que lui-même, écrivain habile, qui semble n’avoir fixé sa pensée que pour s’en rendre compte, il n’inspire point un attrait passionné. Il semble avoir gardé, même après sa mort, l’horreur des disputes et du bruit ; il semble qu’il s’éloigne de vous, et qu’il ne veuille point sortir de son repos pour le stérile plaisir de vous convaincre et de vous plaire. Cette sympathie que l’on regrette en lisant ses œuvres, on la regrette aussi quand on interroge sa vie. Il n’a point été donné à tout le monde d’être enfermé à la Bastille, ni d’être injustement exilé pendant quarante ans. De telles persécutions deviennent facilement de la gloire, et s’il est d’un ambitieux vulgaire et d’un charlatan de poursuivre une telle fortune et de chercher à l’obtenir de propos délibéré, il est d’un homme habile de ne s’en affliger qu’à demi et d’utiliser ces injustices. Cette habileté manqua à Saint-Évremond. Son infortune n’a point ces lointaines compensations. C’est un courtisan qui n’a point réussi dans son temps, un exilé que l’on ne saurait vanter aujourd’hui, et l’on est obligé de convenir, pour rester juste à son égard, que si l’esprit et le talent nous font désirer, partout où ils se rencontrent, des vertus plus élevées et plus libérales, d’eux-mêmes ils ont droit à notre intérêt, et ne sont point assez communs pour qu’on puisse les négliger sans appauvrir l’humanité.