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restés fidèles à l’auteur des Noces de Figaro et de Don Juan ; l’impression fut même chez Mozart qu’au jour des adieux, serrant la main à ses amis, il pleura comme s’il ne devait plus les revoir, ce qui advint. À cette mélancolie, conséquence morale d’un état physique déjà très entrepris, se joignait comme cause aggravante le médiore succès de sa campagne musicale, car, s’il ne pouvait tenir pour une chute le sort de la Clemenza di Tito, ce n’était pas non plus un bien grand triomphe, surtout quand on songeait à l’exaltation de cette même ville de Prague au sujet des Noces et de Don Juan. On revint à Vienne vers le milieu de septembre. Le découragement et la maladie furent du voyage. Mozart avait à cœur de se relever superbement. Il se remit à la flûte enchantée, à laquelle du reste il n’avait pas cessé de travailler même à Prague, ruminant pendant une partie de billard le délicieux quintette du premier acte[1], le coup de feu dura quinze jours, et de ce renouveau d’inspiration sortirent les plus splendides morceaux du chef-d’œuvre : le chœur Isis und Osiris, la marche des

  1. Cette manière de travailler au pied levé, en jouant, en buvant, fut toujours dans son habitude. Il avait le désordre, le débraillé du génie. Un poète du cycle ; souabe dont j’ai parlé longuement ici même jadis, M. Edouard Moericke, a écrit, il y a quelque dix ans, un intéressant ouvrage intitulé Voyage de Mozart à Prague, dont il faudrait extraire quelques passages, celui-ci par exemple très caractéristique, et qui épisodiquement va nous montrer à nu cette existence. Mozart y raconte à Constance sa femme dans quelles circonstances il a composé toute la partie finale de Don Juan. « J’avais achevé le matin d’écrire le sextuor, et je rentrai vers dix heures. Tu t’étais mise au lit et dormais déjà, et tandis que Veit (*) allumait les bougies sur ma table, j’endossai machinalement ma robe de chambre, me disposant à jeter un dernier coup d’œil sur mon grimoire ; mais, ô contre-temps ! ô disgrâce ! madame s’était avisée de mettre de l’ordre dans mes papiers, je ne retrouvais plus rien, plus une note. Je cherche, gronde, jure, peine perdue !… Voilà qu’en m’asseyant, mes yeux tombent sur un paquet cacheté. À l’affreuse écriture de l’adresse, j’ai bientôt reconnu la griffe de l’abbate (**). J’ouvre, c’était bien lui en effet qui m’envoyait la fin remaniée de son poème, que je réclamais inutilement depuis un mois. Je lis, je dévore son texte, et ne tarde pas à me sentir transporté d’admiration pour la manière dont ce coquin-là a compris ce que je voulais, de l’action, de la grandeur, du caractère, et en même temps beaucoup de simplicité. Contre mon habitude, je néglige l’ordre des morceaux, et d’une enjambée j’arrive à la scène du cimetière, lorsque le commandeur lance avec sa voix de marbre cette apostrophe qui fait rentrer l’éclat de rire dans la gorge de don Juan. — L’accent vibrait en moi. — Je frappe un accord, c’est cela ! J’ai touché juste, et derrière cette porte où j’ai frappé s’agitent et se démènent toutes ses épouvantes qui vont tout à l’heure se déchaîner dans le finale. À partir de ce moment, plus d’hésitations, de tâtonnemens, plus de trêve ! Lorsque la glace s’est rompue sur un point, le craquement devient bientôt général. Je tenais le fil de l’inspiration et n’avais plus qu’a me laisser glisser, ce que je fis pour la scène du souper et pour la scène de la statue. — Quand je fus au bout, ma cervelle éclatait, et, quoique j’eusse laissé la fenêtre ouverte, la sueur inondait mon visage. »
    (*) Son domestique.
    (**) L’abbé Da Ponte, l’auteur du libretto.