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me paraissait avoir plus de cinq pieds. L’étroitesse du cou, la tête qui s’effile comme celle de l’anvoie[1], le distinguent des espèces dangereuses ; les nègres vont jusqu’à dire que sa morsure est un préservatif contre le venin des autres serpens, et on l’apprivoise en le maniant sans cesse. M. Vallon[2] en a vu jusqu’à cent, dont quelques-uns longs de dix pieds, et affirme qu’ils ne mordent jamais, tandis que bien au contraire ils ne cessent de grignoter à l’instar des rats. Je comptai jusqu’à sept de ces agréables divinités, y compris une d’elles qui faisait peau neuve ; toutes reposaient sur l’épaisseur du mur de terre, à l’endroit où il rejoint le chaume intérieur. Il leur arrive souvent de vagabonder la nuit, et pendant que je prenais une esquisse du temple, je vis rapporter dans les bras d’un nègre un de ces coureurs nocturnes qui s’était égaré. L’horrible bête, enroulée autour de son cou, avait l’air d’un de ces cobras apprivoisés par les jongleurs de l’Inde ou de l’Algérie. Avant de le remettre en place, le nègre frotta sa main droite sur le sol et saupoudra sa tête de sable, ainsi que font les courtisans agenouillés devant le monarque. Tout autre serpent peut être mis à mort et promené ensuite par la ville sans provoquer le moindre émoi ; mais un étranger qui toucherait au danhgbwe doit s’attendre à maints palavers[3], qui toutefois, à l’heure présente, se résoudront en quelque amende. Jadis on punissait du dernier supplice l’assassinat d’un de ces reptiles, et maintenant encore, si on se permet d’en médire ou de les railler, il est des gens sérieux qui prennent la fuite en se bouchant les oreilles.

« Le châtiment encouru aujourd’hui par celui des indigènes qui, même accidentellement, priverait de la vie un de ces animaux vénérés n’est que le simulacre de l’horrible mort qu’on lui infligeait autrefois. Comme les salamandres qu’on montrait à l’ancien Vauxhall, on le place dans un trou sur lequel on bâtit une espèce de hutte avec des fagots secs mêlés de foin, et sur lesquels on verse de l’huile de palme. On y met le feu, et c’est au condamné de gagner alors, aussi vite qu’il peut, le cours d’eau le plus voisin ; en attendant, et sur toute la route, il est impitoyablement relancé par les danhgbweno (ou prêtres-fétiches) qui lui envoient à l’envi des coups de bâton et des mottes de terre. Il arrive souvent que le malheureux reste sur place, complètement assommé. Il faut donc, pour effacer le crime commis en tuant le dieu, un double baptême de feu et d’eau, sans parler de la troisième épreuve que je viens de décrire. Le chef de la famille Souza, par un adroit stratagème, a dérobé mainte victime à la férocité des prêtres. Ses nombreux esclaves avaient ordre d’entourer le déicide, et, tout en feignant de le pousser ou de le battre, ils le protégeaient en réalité contre des mauvais traitemens plus sérieux : pieuse fraude où l’implacable négrier se montre à nous sous l’aspect du « bon Samaritain ! »

« Ce n’est pas seulement à Whydah, mais sur plusieurs autres points des côtes africaines, que le serpent reçoit ainsi les honneurs divins. Les Popos, les Nimbi de la baie de Biafra, sont à cet égard tout aussi superstitieux que

  1. Sorte de reptile aveugle que les savans désignent sous le nom de cœcilia.
  2. C’est le nom d’un lieutenant de la marine française qui, à deux reprises différentes, en 1856 et 1858, a visité Agbomé.
  3. Conférences, enquêtes administratives, débats judiciaires.