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de leurs cliens ou des soins que réclamaient leurs fortunes immenses et embarrassées, n’avaient pas un moment à perdre. Chez nous, au contraire, un grand seigneur avait toujours du temps de reste. Et comment pouvait-il trouver le moyen de l’employer agréablement, quand il était interdit de s’occuper des affaires de l’état et ennuyeux de songer aux siennes ? L’inaction chassait les gens de chez eux ; elle les réunissait dans des lieux où ils étaient sûrs de trouver un monde choisi. Là, en l’absence d’événemens plus graves, on pouvait toujours causer des pièces nouvelles représentées chez les grands comédiens ou au théâtre de Monsieur, et donner son opinion sur le livre qui venait de paraître chez Barbin ou chez Cramoisy, ou même, si ce divertissement venait à manquer, il restait au moins la ressource de filer le tendre et le passionné à l’hôtel de Rambouillet ou à celui de Richelieu, quand on était d’illustre maison, ou dans quelque salon du Marais, si l’on ne s’élevait pas au-dessus de la bourgeoisie. Ces réunions polies étaient la grande distraction ou plutôt la grande occupation de ce siècle. Leur influence ne se fait pas seulement sentir alors dans la littérature, elle donne un tour particulier aux caractères, aux idées, aux sentimens, et pour ainsi dire à la vie de tout le monde.

Quand elles prennent une telle importance, elles peuvent aussi présenter quelques dangers. Il est à craindre que les caractères ne s’affadissent dans ce commerce de tous les jours. Ils se polissent, mais ils s’usent par ce frottement continuel. En même temps que leurs aspérités disparaissent, leur originalité s’efface. La langue s’énerve en se raffinant ; le convenu remplace le naturel ; on pense et on parle comme on marche et comme on salue, c’est-à-dire que les passions et les idées finissent par prendre cette uniformité décente et froide qu’on remarque dans l’attitude et la mise des gens qui fréquentent les salons. On ne peut pas nier qu’au XVIIe siècle beaucoup de personnes n’aient été gâtées par ces défauts. Heureusement Mme de Sévigné sut s’en préserver. Rien ne put altérer cette excellente nature que la vivacité de ses impressions ramenait toujours dans la vérité. Tout en vivant au milieu des autres et en s’y plaisant, elle demeura elle-même. Dans sa jeunesse, elle avait traversé l’hôtel Rambouillet. C’était un séjour dangereux : elle n’en garda que ce qu’il avait de bon, la délicatesse des pensées et la finesse du style. Peut-être aussi est-ce là qu’elle a pris cette science profonde et sûre des choses de la vie qui ne la quitta plus. Comme on vivait alors dans le monde dès ses premières années, on y prenait vite une certaine expérience des passions, et l’on devenait familier avec elles avant même que le cœur eût assez vieilli pour les ressentir. À force de les côtoyer et de vivre dans leur voisinage, on s’habituait à les voir sans étonnement et à en parler sans embarras.