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mais grinçait des dents et criait à son frère : « Tire, tire donc ! » Survient le domestique de N… avec un fusil, et les deux coquins se sauvent. Notre ami porte plainte ; quatre assistans, dont un prêtre, tous témoins oculaires, jurent qu’ils n’ont pas vu l’homme qui a lancé la pierre. Là-dessus, N…, exaspéré et obligé de se faire respecter et craindre pour pouvoir vivre dans le village, donne une piastre à un voisin qui n’avait rien vu, et ce voisin désigne sous serment le gredin qui a fait le coup. — De la même façon, et bien plus aisément encore, on trouve au Bengale[1] vingt faux témoins à charge et à décharge dans le même procès. Les voisins jurent par complaisance les uns pour les autres, ou à tant par serment, et ce sont les mêmes causes qui entretiennent dans les deux pays les mêmes mensonges. De toute antiquité le juge ayant cessé d’être juste, on parle devant lui, non comme devant un juge, mais comme devant un ennemi.

D’autre part, ces gens menteurs, cruels et violens comme les sauvages, sont stoïques comme les sauvages. Quand ils sont malades ou blessés, vous les voyez, la jambe cassée ou un coup de couteau dans le corps, s’envelopper dans leur manteau et demeurer assis sans rien dire, sans se plaindre, concentrés, immobiles à la façon des animaux qui souffrent ; seulement ils vous regardent d’un œil fixe et triste. C’est que leur vie ordinaire est dure et qu’ils sont habitués à la peine ; ils ne mangent que de la polenta, et il faut voir leurs guenilles. Les villages sont clair-semés : ils sont obligés de faire plusieurs milles, parfois trois lieues, pour aller travailler à leur champ ; mais tirez-les de cet état militant et de cette tension continue, le fond généreux, la riche nature, abondamment fournie de facultés bien équilibrées, apparaissent sans effort. Ils deviennent affectueux quand on les traite bien. Selon N…, un étranger qui agit loyalement trouve en eux de la loyauté. Le duc G…, qui a formé et commandé pendant trente ans le corps des pompiers, ne peut trop se louer d’eux. Pour la patience, la force, le courage, le dévouement militaire, il les compare aux anciens Romains. Ses hommes se sentent honorés, équitablement traités, employés à une œuvre virile ; c’est pourquoi ils se donnent de bon cœur et tout entiers. On n’a qu’à regarder dans la rue ou dans la campagne les têtes de paysans et de moines : l’intelligence et l’énergie y éclatent ; impossible de se soustraire à cette idée qu’ici la cervelle est pleine et l’homme complet. Stendhal, ancien fonctionnaire de l’empire, raconte que lorsque Rome et Hambourg étaient des préfectures françaises, on y recevait des tableaux administratifs avec indications en blanc, très minutieux, fort compliqués, pour le service des

  1. Voyez M. de Valbezen, les Anglais et l’Inde, Revue du 15 décembre 1856.