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ment méditée, calculée, élaborée, où l’effet savamment combiné d’un passage trouvé sublime ressort souvent de tout un système d’engrenage dont le travail, objet d’admiration pour le vrai juge, échappe aux regards du vulgaire. Comme Molière préparant par des scènes courtes ses grandes scènes, Meyerbeer a dans l’économie de son architecture dramatique des juxtapositions qui sont le secret du génie. Le mieux est donc de ne se prononcer qu’avec réserve et de prendre en patience ces prétendues longueurs, qui, pour devenir des beautés de premier ordre, n’ont besoin que d’être entendues assez de fois. Vous ne comprenez pas, c’est possible ; en ce cas, ouvrez vos oreilles, ouvrez surtout vos intelligences, et apprenez à comprendre. « Le diable est vieux, » dit le Méphisto du second Faust à ses petits amis de l’auditoire, et il leur conseille de tâcher de vieillir à leur tour pour le comprendre. Ce serait en effet trop magnifique d’entrer ainsi de plain-pied dans tous les sanctuaires de la pensée. Il semble, à voir la hâte de certaines gens, qu’il n’y ait qu’à payer sa stalle à l’orchestre pour avoir droit à la révélation immédiate de tout ce que renferme une partition. C’est le temps, ne l’oublions pas, qui fait les chefs-d’œuvre. Il faut qu’à leur esprit se mêle l’esprit d’une génération qui, les fréquentant, les expliquant, s’imprègne de leur vie et leur communique la sienne propre. On s’étonnera sans doute dans quinze ans que la partition de l’Africaine ait pu paraître obscure à bien des critiques, de même qu’aujourd’hui nous nous étonnons qu’un pareil blâme ait pu jadis être adressé aux Huguenots. Au reste, plus l’œuvre est magistrale, et moins elle échappe à cette destinée. La conscience de leur valeur, de leur autorité désormais incontestée, inspire aux natures énergiques le goût des tentatives difficiles. Le possible ne leur suffit plus ; c’est à leurs yeux désormais quelque chose de trop quotidien, de terre à terre. Le vulgaire, qu’en avançant toujours vers l’idéal mystérieux ils ont fini par perdre tout à fait de vue, cesse bientôt de les comprendre. Le second Faust, la neuvième symphonie, l’Africaine, œuvres de vieillard ! s’écrie-t-il. Œuvres de maîtres qui, forts du droit qu’ils se sont acquis par vingt chefs-d’œuvre consacrés de commander à la foule, dédaignent de s’informer de ses besoins, de ses caprices. Où en serait-on, et que deviendrait la cause du progrès dans l’art, si ceux-là que leur génie autorise ne se servaient d’une situation exceptionnelle pour faire œuvre d’initiateur, et par des tentatives neuves, hardies, douteuses même quelquefois, ne travaillaient à préparer l’avenir ?

J’ignore encore aujourd’hui si l’Africaine n’est pas le chef-d’œuvre de Meyerbeer, mais je sens que c’est un chef-d’œuvre. Dès la fin du premier acte, les amis du maître savaient à quoi s’en tenir sur la portée de cette musique, et ses ennemis aussi, ceux qui, avec