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le malheur de tuer son frère ou un de ses proches parens, dut fuir avec ses deux fils, Seguina et Korsokor, ainsi que ses nombreux amis, et il émigra dans le Sennaheit, qui était alors inhabité. Il s’établit avec les siens sur le petit plateau d’Achira, où l’on montre encore aujourd’hui son tombeau, entouré d’un millier d’autres sépultures. Ses petits-fils descendirent peu à peu dans la plaine et furent la souche d’une tribu qui, en grandissant, se partagea en deux groupes, les fils de Seguina et ceux de Korsokor, subdivisés eux-mêmes en sept ou huit fractions. Ces généalogies pastorales ont un grand rapport avec l’histoire des tribus arabes, Ammon, Edom, Moab et autres de la Bible, et l’on retrouve les mêmes circonstances dans une histoire qui semblerait devoir être bien différente, celle des Guègues ou montagnards de l’Albanie septentrionale. Partout des habitudes identiques ont amené identité d’événemens.

Aujourd’hui les Bogos comptent environ dix-huit mille âmes réparties dans dix-sept villages des deux côtés de l’Aïnsaba. La division historique subsiste toujours : les Ad-Seguina habitent le nord-est, les Ad-Korsokor le sud et le couchant du plateau. Je visitai rapidement trois ou quatre villages, et je constatai partout une certaine aisance relative. Toute la richesse des Bogos est en troupeaux, bœufs, mules, chèvres. J’ai vu peu de chevaux, encore moins de chameaux, pas de moutons. Une cinquantaine de bêtes à cornes forment une mokta ou troupeau, sorte d’unité type pour l’estimation de la propriété. On dit qu’un homme a deux moktas, comme on dit chez nous : « Il a quatre mille livres de rente, il est à l’aise. »

Il était bien difficile que ce petit peuple isolé de tout état puissant ne tentât point la cupidité des gouverneurs égyptiens de la province de Taka, sans cesse préoccupés d’accroître l’étendue du territoire soumis à leurs déprédations. En 1850, un de ces préfets-bandits, Elias-Bey, envahit le Sennaheit jusqu’à l’Aïnsaba, et trouva Keren complètement désert ; les Bogos, avertis, avaient eu le temps de se sauver avec leur bétail dans les montagnes. Quatre ans plus tard eut lieu la seconde attaque, dont les conséquences ont dû déterminer l’Égypte à empêcher le retour de ces lâches brigandages. Un Turc à demi sauvage, Khosrew-Bey, joignit à ses réguliers l’écume de la population pillarde de la province de Taka, et cette noble croisade se rua au cri de sus aux chrétiens ! contre le Sennaheit. Le plateau fut abordé par deux points à la fois, la gorge d’Incometri et celle de Djoufa. Les Bogos furent pris comme dans un filet ; la résistance ne servit qu’à faire tuer une cinquantaine de leurs plus braves guerriers. Mogareh, qui était alors leur capitale, située à une heure au nord de Keren, fut brûlé, et trois cent quatre-vingts captifs (presque tous jeunes femmes et enfans) furent emmenés par les bandits, ainsi que près de soixante moktas. Khosrew retourna rapi-