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Le petit Laurence Sterne était né au carillon de la paix d’Utrecht ; sous des auspices à la fois joyeux et tristes, et sans doute le sourire avec lequel son père accueillit sa venue au monde était mouillé d’une larme, ni plus ni moins que le sourire d’Andromaque. Et ici encore se vérifie la justesse des opinions de M. Shandy sur la fatalité des circonstances dans lesquelles les enfans viennent au monde. Ce sourire paternel, ce sourire doux et triste que Sterne rencontra à sa naissance, fut la lumière qui éclaira sa vie et son talent, et dont il ressentit toujours l’influence. C’était alors la coutume de licencier après la guerre les régimens dont on n’avait plus un besoin absolu, et le régiment de Chudleigh fut au nombre de ceux que la paix d’Utrecht fit juger temporairement inutiles. Roger Sterne se trouvait donc, pour prix de ses fatigues, jeté sur le pavé avec une femme et deux enfans ! Que faire ? Le Nuttle n’était pas tendre, et ne semblait pas disposé à renouveler la dette que Roger avait échangée contre la personne de sa belle-fille. Après quelques hésitations, l’enseigne se décida à aller frapper à la porte de son riche parent, Richard Sterne d’Elvington, dans le Yorkshire, qui généreusement reçut sous son toit les époux errans. Là, d’heureuses nouvelles vinrent les trouver : le régiment de Chudleigh était rétabli, et la petite barque du pauvre ménage se trouvait ainsi remise à flot ; mais, à partir de ce moment, que de marches et de déplacemens ! Mistress Agnès doit passer à faire et à de faire les malles de la famille tout le temps qu’elle ne donne pas à la tâche conjugale et à l’œuvre importante de la perpétuation de la race des Sterne. Nous ne les suivrons pas dans leurs diverses garnisons de Dublin à Exeter, d’Exeter à Dublin, puis à Wicklow, non plus que dans la petite expédition du Vigo. Un pareil travail serait presque aussi fatigant pour nous que ce vagabondage obligé le fut pour les deux époux, et nous n’avons pas comme eux, pour nous l’imposer, l’obligation du devoir.

Tous ces détails de garnison et de vie militaire sont aujourd’hui pour nous sans intérêt, et cependant il en faut tenir grand compte, car ils ont exercé une influence considérable sur le développement du génie de Sterne. Ses yeux se sont ouverts sur des scènes de caserne, et les premiers récits qui ont frappé ses oreilles, ce sont des histoires de régiment, des aventures d’officiers à demi-solde, des facéties de vétérans. Voilà les élémens qui furent offerts par la fatalité de la fortune à sa jeune curiosité, et tous les lecteurs de Tristram Shandy savent si son génie en a su bien profiter. Les meilleures pages de son roman, ses plus ingénieux épisodes, ses plus sympathiques personnages sont dus à ces souvenirs et à ces émotions de l’enfance. C’est dans cette vie de régiment, près de son père et de ses compagnons d’armes, qu’il a pu connaître et