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II

Dans cette mêlée de défiances contradictoires, mais qui s’accordaient pour le mettre en quarantaine, les unes comme chrétien, les autres comme fonctionnaire turc, toutes comme étranger, Davoud-Pacha arrivait désarmé de toute initiative, de tout moyen normal d’action ou de résistance.

Les membres du medjlis administratif central, auquel appartenaient le vote, la répartition, le contrôle des recettes et des dépenses, ceux des midjelès administratifs d’arrondissement, à la fois tribunaux de contentieux et organes des réclamations individuelles ou collectives des contribuables, ceux enfin de la hiérarchie judiciaire à tous ses degrés, jusqu’aux juges de paix inclusivement, allaient être nommés et dès lors dirigés par les chefs de leurs communautés respectives. L’impôt et la sanction pénale, c’est-à-dire les deux grands ressorts du gouvernement, restaient donc pour commencer à la merci d’influences doublement menaçantes pour le gouverneur. Sans parler de la redoutable unité de direction qu’ils gagnaient à ce système, les griefs de chaque élément allaient tour à tour emprunter et prêter, un surcroît d’aigreur à l’antagonisme obligé de l’autorité religieuse vis-à-vis du pouvoir civil. Davoud-Pacha n’avait même pas la ressource de tenter la diversion d’usage, d’opposer aux prétentions ecclésiastiques les exigences laïques dans un pays où les intérêts tant généraux que locaux se classent plus que jamais par religion. En l’absence d’un pouvoir central indigène et par l’abolition des sous-centres féodaux, les chefs de communauté restent aujourd’hui, chacun dans son milieu, la seule incarnation visible et acceptée de ces intérêts[1]. Quoi qu’il plût aux différens clergés d’entreprendre contre Davoud-Pacha, le pays allait donc y voir, non pas un empiétement sur le pouvoir civil, mais bien une légitime revanche du véritable pouvoir civil sur l’immixtion étrangère.

En même temps qu’il accumulait les griefs au sein de cette multiple opposition, le règlement de 1861 l’avait, comme on le voit, formidablement armée, et ce n’est pas tout : comme pour lui donner le branle, le règlement instituait auprès du gouverneur-général six ouékils ou procureurs fondés des communautés, également nommés par les chefs de ces communautés, et qui, sans attributions spéciales, n’allaient être que plus empressés de faire constater leur

  1. Dans les guerres civiles et dans les petites luttes féodales des régimes précédens, les différentes communautés, tout en réservant comme aujourd’hui leurs prétentions à former chacune une nation distincte, se confondaient dans les deux camps.