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sortir des conditions inférieures. L’habitant canadien est laborieux, sobre, bon ouvrier comme nos paysans, mais il n’a pas non plus grand esprit d’invention et d’initiative. Dans un pays où les charretiers deviennent législateurs ou ministres, il reste où le hasard l’a placé, et continue le métier que faisait son père. La mendicité, qui est inconnue aux États-Unis, sauf peut-être dans quelques grandes villes infestées par l’émigration européenne, n’est pas rare au Canada. Au moins y vois-je régner ces petits commerces si voisins de la mendicité, dont ils ont toutes les misères matérielles et tous les vices moraux. Les femmes vendent des gâteaux, des bonbons, des pommes, des cerises ; elles attendent toute la journée l’occasion de gagner un ou deux sous. Souvent plus nombreuses que les chalands, elles n’en aiment pas moins ce petit négoce oisif qui leur permet de flâner et de babiller tout le jour. Je les trouve d’ailleurs d’une honnêteté scrupuleuse. L’autre jour, à Carillon, je pris à l’une d’elles un verre de bière (la bière est faite ici comme chez nous la boisson, avec toute sorte de fruits sauvages) ; elle me demanda one copper. Je lui en donnai deux, elle m’en rendit un. Je lui dis qu’elle se trompait ; mais elle tint bon : « Non, monsieur, c’est un sou. »

Le Canadien est peut-être moins ingénieux et moins hardi que l’Américain ; il lui est peut-être inférieur comme machine et comme instrument de production. Je ne sais pourquoi je le préfère comme homme. Il y a ici dans les figures une bonne humeur que vous chercheriez en vain sur la face osseuse et maussade des Yankees. Cela tient sans doute à une vie plus tranquille, moins aventureuse, moins calculatrice, plus volontiers passée au foyer de famille, puis à l’influence des lois et des mœurs anglaises. Le Canada n’est pas un pays de démocratie sans mélange. Si mouvantes qu’y soient les fortunes, on sent qu’on n’est pas ici dans ce grand pétrin industriel où tout le monde se blanchit de la même farine. Les mœurs semblent avoir emprunté à la société anglaise quelque chose de sa distinction de classes. Enfin les souvenirs de l’Europe y sont plus récens et plus respectés qu’aux États-Unis. L’Américain, qui ne sait rien de l’Europe, la juge pourtant et la dédaigne sans appel. Le Canadien au contraire est un Européen transplanté qui n’a cessé d’avoir les yeux tournés vers la métropole.

L’accord est grand aujourd’hui entre les deux races qui se partagent le pays. La sage politique du gouvernement anglais a triomphé de ces haines nationales, toujours si obstinées. Elle a mêlé les deux peuples, en une même nation canadienne. En voyant ces petits Français noirâtres et ces grands Saxons blonds vivre de si bonne amitié, je me rappelle ces chats et ces chiens dont l’hostilité instinctive a été vaincue par la communauté de gîte et de nourriture,