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temps en temps, un long cri aigu, semblable à l’exclamation joyeuse d’une troupe d’enfans qui s’ébattent, interrompait cette musique. Je m’approchai et vis un curieux spectacle : c’était la grande wardance annoncée. Seulement (ô impudence du humbug américain !) les tribus indiennes étaient une troupe d’enfans et de vieillards en guenilles. Quelques métis, ouvriers employés par la compagnie, s’étaient grotesquement accoutrés pour se donner l’air sauvage. Leurs vestes, leurs pantalons de flanelle, leurs bonnets écossais, étaient empanachés d’ornemens bizarres. Ici des crinières postiches, là des foulards d’indienne roulés autour de la tête, ou bien des rubans bariolés, des verroteries, des banderoles, des aigrettes de plumes, déguisaient le prosaïsme de leurs habits modernes. Figurez-vous enfin leurs longs cheveux noirs tombant sur leurs épaules, leurs visages peints de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, les carrés rouges, bleus et jaunes qui font des arabesques sur leur peau sombre, et vous concevrez que ce jeu ridicule était encore pittoresque. Trois hommes assis à terre et sérieux comme des statues de bronze frappaient en cadence sur des tambours avec des bâtons de bois, en chantant, une mélopée monotone et mélancolique. Au bruit de cette musique indéfinissable, les danseurs sautaient en rond avec une imperturbable gravité : ils s’arrêtaient parfois, et poussaient le cri perçant qui m’avait attiré ; puis la danse recommençait, toujours la même, avec la solennité d’un rite religieux. Peu à peu, le bruit des cymbales, le mouvement monotone de la courte gamme ascendante et descendante qu’ils répétaient sans fin, la rotation accélérée de la ronde furieuse, échauffaient les têtes ; il se mêlait à ce jeu grossier quelque chose de la volupté frénétique des fakirs de l’Inde ou des derviches d’Asie. Pour moi, qui regardais sérieusement la comédie, cherchant à y saisir la trace des anciens mystères, j’y trouvais une saveur indicible de superstition sauvage ; il me semblait entendre les corybantes du paganisme célébrer dans quelque vallon solitaire leurs graves orgies et leurs danses effrénées. L’homme sauvage trouve dans le mouvement matériel l’enthousiasme que nous cherchons dans les émotions de la pensée.

J’aurais voulu que l’on fît silence et qu’on laissât l’exaltation grandir, jusqu’à ce que le souvenir du passé se ranimât dans cette parodie bouffonne des vieilles coutumes nationales ; mais les spectateurs, riant à gorge déployée, excitaient les danseurs comme des singes ou des chiens savans ; ils se mêlaient eux-mêmes à la danse avec des grimaces. Quelques métis qui jouaient un rôle souriaient à demi ; cependant la gravité indienne résistait à toutes les moqueries. Il y avait surtout un vieillard tout plein encore de la gloire de ses pères, le même qui m’avait poursuivi de ses déclamations