Page:Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 59.djvu/654

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

discuter sérieusement la valeur historique de cette biographie. Il est trop évident que lorsqu’on invente comme Philostrate a inventé, en parlant de pays où il croyait bien qu’aucun de ses lecteurs ne le suivrait, on peut lâcher aussi la bride à son imagination en décrivant des événemens accomplis depuis plus d’un siècle. Un détail qui prouve même une certaine effronterie, puisqu’on devait pertinemment savoir à quoi s’en tenir sur ce point à la cour de Septime Sévère, c’est la description qu’il donne de Babylone, comme si elle était encore dans toute sa splendeur, quand il est certain qu’au Ier siècle de notre ère cette ville n’était plus qu’une ruine gigantesque. Celui dont Philostrate veut faire le Christ païen n’était qu’un personnage médiocrement estimé de son temps. Dion Cassius en parle comme d’un certain Apollonius de Tyane ’Απολλώιος τις Τυανεύς, et en fait un simple devin-magicien vivant au temps de l’empereur Domitien. Lucien n’en parle pas autrement, et même Apollonius n’est pour lui qu’un habile comédien. Nous le voyons encore mentionné par Origène dans son ouvrage contre Celse (VI, 41). Celui-ci, qui attribuait à la magie les miracles de Jésus, avait dit que cet art ne pouvait quelque chose que sur des hommes sans culture et sans moralité, mais qu’il ne pouvait rien sur des philosophes. Origène lui répond qu’à n’a, pour se persuader du contraire, qu’à lire les mémoires de Mœragène sur Apollonius de Tyane, lequel était à la fois philosophe et magicien, et fit sentir son pouvoir magique à plus d’un philosophe. Mœragène est un des écrivains antérieurs à Philostrate dont le biographe d’Apollonius fait mention ; mais quand on se rappelle avec quelle insistance l’ami de Julia Domna disculpe son héros de toute accointance avec la magie, quand on le voit se plaindre de ce que les historiens antérieurs à lui, en particulier Mœragène, ont mal compris les actes et les enseignemens d’Apollonius, quand il s’autorise presque exclusivement des anecdotes recueillies par Damis, — le saint Marc de cet évangile païen, — on ne peut se soustraire au soupçon que toute la réalité historique d’Apollonius se borne à avoir été l’un de ces discoureurs nomades à prétentions moitié ridicules, moitié sérieuses, à la fois prédicateurs et charlatans, comme les deux premiers siècles en virent beaucoup. Lorsqu’un peu de popularité les suivait dans leurs pérégrinations, ces discoureurs devenaient le noyau d’une sorte de comète légendaire et ne tardaient pas à disparaître dans les nuages multicolores de la narration apocryphe. Cette catégorie suspecte de personnages se prêtait aussi bien à la satire qu’au panégyrique. C’est aussi un prophète itinérant de ce genre que Lucien a dépeint avec sa malice ordinaire dans son Alexandre d’Abonoteichos, l’un de ses meilleurs écrits. Cet